Les deux premiers albums du label Robinson des éditions Hachette sont sortis au mois d'août et septembre 2018. Leur point commun ? Le scénariste ! Dobbs s'est en effet attelé à La Bête humaine d'une part et au premier tome de Nicolas le Floch d'autre part. Deux ambiances différentes, deux dessinateurs différents mais toujours le même respect du roman original et la preuve, s'il en fallait une, que l'adaptation peut être un vrai travail de création.
Robinson, c'est quoi exactement ?
Dobbs : C'est un nouveau label des éditions Hachette. Ils ont déjà un autre label dédié à la bande dessinée, Hachette Comics, mais il concerne essentiellement des traductions de versions américaines. Robinson est plutôt un label tous formats et grand public qui vient d'être lancé, sans avoir de politique éditoriale spécifique liée au genre. Il y a des adaptations, il va y avoir des drames... On a ouvert le feu pour cette rentrée littéraire.
Nicolas Le Floch et La Bête humaine sont tous deux des polars historiques...
D. : Oui, d'une certaine façon. La Bête humaine peut être vu comme un polar mais aussi comme un drame ou une adaptation. C'est l'un des premiers romans noirs dont le thème est aussi bien la gestion de crimes que la prise de risques des différents protagonistes. Nicolas le Floch, c'est du policier historique car on est du côté de la version officielle avec l'enquête du Roi. Pour La Bête humaine, on suit au contraire les criminels. Ce sont les deux côtés d'une même pièce : la pulsion pour Zola avec un côté très naturaliste et une ambiance plus sombre mais aussi plus traditionnelle pour Nicolas le Floch.
L'ouvrage Méchants: Les grandes figures du mal au cinéma et dans la pop culture également édité par Hachette a-t-il été la porte d'entrée du label Robinson ?
D. : Ce sont deux collections complètement différentes avec des directeurs de collection également différents. Quand je suis allé voir Dominique Burdot (Directeur éditorial chez Hachette Livres, NDLR) pour Hachette Comics j'avais proposé avec Chaiko un dossier et eux nous ont proposé en retour d'adapter Nicolas le Floch. J'en ai profité pour descendre un étage et je suis allé voir les gens de chez Hachette Heroes. Je suis scénariste de bande dessinée mais j'ai aussi enseigné pendant quinze ans l'histoire du cinéma. Quand j'ai vu la production de Hachette Heroes liée à la culture pop, au cinéma et aux jeux vidéo, je me suis dit que je pouvais leur proposer quelque chose. Dans la discussion, les choses se sont faites assez naturellement et très rapidement sur le principe de faire un bouquin sur les grandes figures du mal de la culture pop et du cinéma.
Vous a-t-on également proposé l'adaptation de La Bête humaine ?
D. : Ça fait longtemps que je souhaitais travailler sur un roman de Zola. Dominique Burdot m'a justement demandé si un Rougon-Macquart pouvait m'intéresser. Il m'a proposé de faire un listing de romans sur lesquels j'aimerais travailler. Les choses se sont ensuite restreintes d'elles mêmes. Je ne me suis pas senti de faire L'Assommoir car trop dépressif. Je trouve que Germinal a peut-être été trop adapté dans bons nombres de domaines, y compris la bande dessinée. J'aurais apprécié de faire Le Ventre de Paris puis au final je me suis dit que La Bête humaine n'a pas été adaptée à mon avis comme il le faudrait en bande dessinée. Au cinéma, c'est un peu différent puisqu'il s'agit plus de transpositions que de véritables adaptations. Les deux versions qui existent en France et aux États-Unis jouent avec les personnages, n'utilisent pas les mêmes fins, ont lieu à des époques différentes. Au final, peut-être que dans l'imaginaire collectif on voit Gabin mais ça reste très différent du roman original. J'ai trouvé que ça pouvait être l'occasion de faire quelque chose entre le roman graphique et la bande dessinée, quelque chose d'aussi cru et naturaliste que l'ouvrage de référence. De manière générale, quand je me mets sur une adaptation, j'essaie d'être le plus fidèle possible et de faire en sorte que l'on puisse retrouver le style du roman. Je mets éventuellement de côté Odyssée sous contrôle pour lequel c'est la seule fois où j'ai pris le contrepied de l’œuvre de Stefan Wul avec l'accord des ayants droits.
Les maquettes et les formats de Nicolas le Floch et La Bête humaine sont très différents...
D. : Oui. Le format de Nicolas le Floch est très conventionnel, que ce soit pour la couverture avec son vernis sélectif ou le grammage du papier légèrement glacé. Pour La Bête humaine, l'intérêt était de renvoyer aussi un format plus littéraire. Derrière, il y avait aussi un travail plus cru de Germano Giorgiani et quelque chose de plus simple et plus direct pour la couleur. Le tout convergeait donc vers un format et un ratio plus petit. Ce qui est intéressant, c'est de voir effectivement que les deux premiers ouvrages du label sont très différents en terme de format et laissent l'opportunité à pas mal de créations. On n'est pas conditionnés par du 46 franco-belge et on peut se permettre avec l'éditeur de recourir à une pagination plus importante. Pour le Zola, on ne pouvait pas raisonnablement faire une bande dessinée de soixante pages d'un roman qui en fait 450 avec énormément d'allers retours, des contradictions de personnages et une enquête policière en parallèle. J'adore les livres en tant que beaux objets.
N'est-on pas écrasé par trop de descriptions quand on adapte un écrivain comme Zola ?
D. : C'est tout le principe de la fonction de scénariste adaptateur. Le premier challenge est de savoir si le roman original peut rentrer dans un format de bande dessinée. Si on répond oui à cette question, on doit ensuite travailler sur le style de l'auteur. Quand on a de l'hyper descriptif, en l'occurrence du Zola, cela permet notamment de caractériser les lieux et les personnages. À partir de ça, on a des indications très claires à donner au dessinateur. Grâce au dessin, on va comprendre ainsi plus aisément les lieux et la narration. L'intérêt n'est pas de faire des raccourcis mais de faire une synthèse. C'est très différent. Le raccourci et la fidélité ne sont pas toujours compatibles. La synthèse permet elle d'aller à l'essentiel. Mon principe a été de garder l'intégralité des personnages et leurs interactions. C'est valable à la fois pour La Bête humaine et pour Nicolas le Floch. Il n'y a ni création ni retrait de personnages. A contrario, la série télévisée de Nicolas le Floch contient une partie de création qui n'existe pas. Dans les adaptations, il y a aussi des libertés qui sont prises avec les lieux et les personnages.
Certains textes ou dialogues de La Bête humaine ont-ils été réécrits ?
D. : Non. À moins qu'il y ait des formulations trop problématiques pour la compréhension, l'intérêt était de conserver le texte. Dans les échanges, il y a donc du phrasé un peu bourgeois notamment quand il s'agit du notaire ou de professions hautes dans la sphère sociale. Il y a aussi un aspect plus cru pour d'autres catégories de personnages. J'ai donc voulu conserver cette prose tout en réalisant mon propre découpage et ma propre mise en scène.
Comment avez-vous rencontré Germano Giorgiani ?
D. : C'est un ami de Stefano Carloni que j'avais eu l'occasion de rencontrer en festival. Maintenant que j'ai commencé à travailler avec les italiens, je commence à avoir un petit réseau. J'ai donc souvent des dessinateurs ou des coloristes italiens qui viennent me voir pour des projets. Donc soit je les renvoie vers des copains qui en ont besoin, soit je leur propose quelque chose qui semble leur correspondre. Germano est arrivé au bon moment sur la création de La Bête humaine. Il a des styles différents, j'ai vu les planches qu'il a faites pour le marché italien. L'intérêt était de faire avec lui quelque chose de beaucoup plus lâché. Il y a un côté assez brutal, presque rough dans ses pages, qui renvoie au côté dur de l'histoire. Il fallait donc un fond-forme équivalent avec des couleurs qui laissent le style de Germano s'exprimer.
Le côté rough est frappant dans le carnet de croquis présent en fin d'ouvrage...
D. : C'est exactement ça. C'est intéressant d'avoir ce genre de pagination qui rend ces bonus possibles. On voit les effets de personnages et de couvertures. On voit aussi la laideur de certains personnages alors qu'ils sont censés être beaux. C'est quelque chose que j'ai beaucoup apprécié. Même s'il est stipulé que Lantier a un certain charisme et qu'il fait son petit effet lors du procès, il pourrait aussi être laid à certains moments. J'ai trouvé intéressant de le voir représenté avec le style de Germano, d'autant que son style peut aussi être très esthétique.
Quand on imagine le personnage de Jacques Lantier, il est difficile de se défaire de l'image de Jean Gabin...
D. : J'ai essayé de gommer ces références. Le film était une transposition donc on n'avait pas les mêmes décors ni les mêmes vêtements. Il y a une focalisation sur les acteurs qui sont des gens embellis par l'image avec certains profils ou certains filtres. C'était typiquement le travail effectué pendant ces années-là. Pour moi, c'était exactement le contraire. Il y a une réalité historique dans le roman de Zola qu'il fallait acter avec la ligne des chemins de fer qui relie Le Havre à Paris avec certaines locomotives, certaines couleurs... C'est là où je me suis aperçu que La Lison est finalement toute petite. Dans le même esprit, on est habitués à voir les rails avec des travées de bois mais, à l'époque, ces travées étaient recouvertes de sable donc ça créait de la poussière. Peut-être que seuls les aficionados du rail le verront, mais tout est respecté, du type de machine à la couleur des wagons. C'était un moyen supplémentaire de respecter l’œuvre initiale. Il a fallu faire des recherches complémentaires et j'ai notamment collaboré avec un spécialiste du rail qui travaille chez Hachette. Ainsi, même si le trait est beaucoup plus vulgaire et beaucoup plus lâché, le travail naturaliste et réaliste va aussi dans les vêtements, les tonalités et l'ensemble des éléments liés au chemin de fer de l'époque.
Représenter La Lison sur la couverture était essentiel...
D. : Oui. Le chemin de fer est ce qui lie les personnages entre eux puisque c'est sur le trajet qu'on retrouve l'ensemble des protagonistes. On a également sur la couverture un ensemble de portraits humains tous liés également les uns aux autres par rapport à Lantier. Mais pour Lantier, la figure pulsionnelle principale est bien La Lison pour laquelle il a une attirance et un discours particulier. Il y a un relationnel quasi amoureux et on le voit dans tous les descriptifs de Zola : il a une vision protectrice, sexualisée, féminine de La Lison dont il s'occupe personnellement. Il a donc plus d'attention pour elle que pour la plupart des femmes. La Lison est donc bien une figure centrale. L'intérêt était de montrer un éclatement où les personnages ne se regardent pas forcément parce qu'ils ne vont pas dans le même sens avec aussi un travail sur l'omniprésence de la fumée et du charbon qui permet d'avoir un lien menant directement à la locomotive et à son code couleur qui respecte la réalité.
Avant que les éditions Hachette ne vous proposent d'adapter les aventures de Nicolas le Floch, aviez-vous connaissance de ce personnage ?
D. : Oui, j'avais lu les trois premiers romans, le début de la saga remontant au début des années 2000. Je connaissais également la première saison de la série télévisée que j'avais beaucoup appréciée ne serait-ce que pour le choix des acteurs. Mais à l'époque je n'avais pas analysé l'adaptation. C'est lorsque Hachette nous a proposé un travail sur le tome un avec Chaiko que je suis un peu plus rentré dedans pour pousser un peu plus mon analyse. Je voulais bien évidemment me détacher de la série télé même si l'atmosphère, notamment en terme de lumière, était très intéressante. Je me suis également aperçu que l'adaptation du premier tome est très différente de l'original : il y a des raccourcis, des créations de personnages... Il a donc fallu s'affranchir de ça pour revenir au roman d'origine.
Vous avez choisi d'adapter le premier tome des romans originaux. La chronologie est-elle importante ?
D. : Pour moi, il y a deux idées dans Nicolas le Floch. Il y a tout d'abord les enquêtes qui sont souvent liées à des meurtres ou à des complots, c'est le principe du roman à énigmes traditionnel qui me plaisait. Il y a aussi l'idée d'un clerc de notaire provincial qui monte à Paris et qui va bénéficier d'une forte ascension sociale. Je pense qu'il fallait donc prendre cette ascension de façon chronologique. Quand il arrive sur Paris, il est en phase d'apprentissage. Dans le premier tome, j'ai un peu mis de côté le rapport à son père, le fait qu'il ait été trouvé et le rapport à son nom. Je pense qu'on va pouvoir le traiter différemment. Je trouvais qu'il était très complexe de s'occuper à la fois de l'ascension, de l'enquête et de la présentation des personnages dans un seul tome même si un format de soixante pages permettait d'avoir une certaine liberté. Cela permettait également de créer des liens avec les personnages, que ce soit avec Sartine, Bourdeau ou La Satin. Je n'avais pas envie de perdre les lecteurs. Il fallait donc aller à l'essentiel et réserver dans le tome deux une phase de flashback ou de recueil pour évoquer le passé de Nicolas le Floch.
Les lecteurs perdus peuvent se référer à la liste des personnages présente en début d'album...
D. : Oui. C'est une référence typique à l’œuvre de Parot : il termine toujours ses romans avec des remerciements et les commence avec une liste des personnages et leur fonction. C'est intéressant car ça permet en première lecture de lier un nom avec une fonction. C'est souvent assez pratique quand on est dans un récit historique avec des noms très travaillés de pouvoir de temps en temps s'y référer surtout si c'est un peu répété ou s'il y a des mensonges.
Jean-François Parot étant décédé au mois de mai 2018, avez-vous pu néanmoins échanger avec lui sur ce projet ?
D. : Malheureusement non. Ça a été surtout un échange d'éditeur à éditeur. Je pense que sur la fin de son existence, il y avait un mode de protection autour de lui. J'ai eu la chance d'avoir quelques retours et d'être gratifié d'un bon point par Parot et l'équipe de Jean-Claude Lattès pour me dire que le boulot avait été bien fait et que les gens derrière étaient satisfaits de notre travail avec Chaiko. Mais c'est vrai que cette "non-rencontre" fait partie des petits regrets et des choses qu'on laisse au bord de la route.
Travailler avec un dessinateur que l'on connait déjà comme Chaiko ou avec quelqu'un que l'on découvre comme Giorgiani, est-ce vraiment différent ?
D. : C'est toujours un plaisir de découvrir une nouvelle collaboration car c'est à la fois humain et artistique. Il y a toujours des compromis à faire et un équilibre qui doit être trouvé entre la proposition de découpage et le rendu. Certains ont des visions différentes, d'autres apprécient que le scénariste découpe intégralement l'album avec des images. De mon côté, je suis très technique et livre aux dessinateurs quasiment un storyboard. Pour d'autres qui sont plus dans une démarche personnelle et artistique, il y a souvent des contre propositions ce qui permet d'échanger et de trouver un point d'équilibre. Le gros plaisir pour moi est de voir arriver un storyboard ou une planche encrée de ce que j'ai pu découper car soit c'est très proche de ce que j'ai fait soit c'est une vision de ce que j'ai écrit. Quand il y a une redite de collaboration, que ce soit avec Stéphane Perger, Chaiko ou Fabrizio Fiorentino, ça permet de connaître les points faibles ou les points forts de chacun et d'optimiser ainsi ce que je leur demande. Il y a aussi des automatismes. Nous échangeons en anglais avec Chaiko et il faut faire attention aux formulations pour ne pas qu'il y ait d'ambiguïtés. Je vais beaucoup plus à l'essentiel dans les découpages et les échanges parce que je sais que parfois il y a eu des traductions un peu hasardeuses.
Le tome un de Nicolas le Floch a déjà été réédité...
D. : Le premier tirage a été de dix mille exemplaires. Donc même si tout n'est pas vendu, nous nous sommes aperçus de certaines indisponibilités notamment dans le cadre de festivals. Hachette a donc pris la décision de rééditer et de nous commander un tome deux. C'est quelque chose qui fait forcément plaisir, surtout dans cette période. Quand ça a pu m'arriver dans le passé, c'était en général sur un laps de temps beaucoup plus long. C'est toujours injuste de résumer des mois et des mois de travail sur un album à une semaine ou deux d'exploitation.
Le deuxième tome suit la chronologie de Jean-François Parot ?
D. : Ça a été la grande question de basculer sur L'Homme au ventre de plomb sachant que le troisième tome a été écrit neuf ans après. Dans ce troisième tome, Nicolas le Floch est déjà installé et il commence à provoquer de la jalousie et on lui met des bâtons dans les roues. Pour moi, l'adapter avant le deux ne permettrait pas de comprendre le fait qu'il soit jalousé. L'intérêt est donc de montrer encore sa progression, le fait aussi que Sartine le protège et qu'il soit de plus en plus en contact avec la Cour du Roi.
Un projet en cours avec Comix Buro ?
D. : Oui. J'avais déjà travaillé avec Comix Buro à l'époque d'Ankama pour l'adaptation de Stefan Wul.
Tout s'est bien passé, c'était des amis. Étant moi aussi de la région de Montpellier, ça permet énormément d'échanges, ce qui change des sempiternelles réunions virtuelles. C'est très créatif, ça fourmille d'idées. Ils développent des choses qui sont inscrites dans mon ADN comme la science fiction... Ça peut extrêmement m'équilibrer avec mon passif de scénariste adaptateur et mon amour du genre : j'ai fait du polar, de la SF, du western... J'ai vraiment envie de m'y recoller et je sais qu'il y a de très belles opportunités et de très belles collaborations. D'un autre côté, je suis aussi très proche des éditions Glénat et je travaille régulièrement avec Cédric Illand, Olivier Jalabert et Hervé Langlois. C'est une famille parmi laquelle je sais que je peux m'exprimer. Il y a donc bien un projet sur les années soixante à Cuba.
D'autres projets ?
D. : Pour Glénat, j'ai des biographies de personnages historiques. J'ai aussi d'autres projets qui sont des western, du récit de guerre, de la fantasy et de la biographie.