La dernière visite de Tetsuya Tsutsui en France remonte à 2015. À cette époque, il était venu présenter les deux volumes de Poison City dont l'histoire est largement inspirée de la censure dont il avait fait l'objet pour une autre de ses séries, Manhole. Après une pause bien méritée, il revient dans l'Hexagone pour assurer la promotion du premier tome de Noise, un thriller qui se déroule, une fois n'est pas coutume, dans la campagne japonaise. Rencontre avec l'un des maîtres du suspense, fer de lance de la maison d'édition française Ki-Oon, juste avant la traditionnelle séance de dédicaces.
Existe-t-il au Japon ce type de rencontre avec le public ?
Tetsuya Tsutsui : Je n’ai jamais fait de séance de dédicaces au Japon, cela m’intimide un peu.
Cela fait quelques fois que vous vous rendez en France. Les lectorats de ces deux pays sont-ils vraiment différents ?
T.T. : J’ai surtout l’impression que c’est la façon de donner un avis sur un manga qui est différente. Au Japon, les gens ont plutôt tendance à se focaliser sur un détail. Il suffit qu’il y ait un défaut pour que l’avis sur l’album soit négatif. En France, j’ai plutôt le sentiment que les lecteurs ont une vue d’ensemble.
Trois ans après la sortie de Poison City, où en est la demande de réhabilitation de Manhole suite à la censure dont la série a fait l’objet ?
T.T. : Il n’y a pas vraiment eu de retour en arrière sur Manhole en particulier. J’ai pensé un moment à faire appel à un avocat pour porter l’affaire sur un terrain judiciaire, mais ça coûtait trop cher de suivre une telle procédure sur le long terme. Il n’y a donc pas de décision de justice finale sur le sujet. Par contre, je pense que le fait d’en avoir parlé a permis d’alléger les critères de sélection de Nagasaki.
Les lecteurs ont-ils découvert avec Poison City qu’une telle commission chargée de contrôler les mangas existait à Nagasaki ?
T.T. : Ce système de censure est très différent suivant les régions où l’on se trouve au Japon. Les gens savent que ça existe mais ils se posent aussi beaucoup de questions. Je ne sais pas dans quelle mesure mon manga a pu changer les consciences mais j’espère que le sujet traité dans Poison City a au moins permis de faire bouger un peu les choses.
Ecririez-vous aujourd’hui Manhole sans changer une seule case ?
T.T. : Si les règles de contrôle des mangas par cette commissions étaient claires, ça pourrait être possible. On pourrait éventuellement faire des changements en fonction de ce que l’on peut faire ou ne pas faire. Malheureusement, ce n’est pas du tout une science exacte. Représenter l’horreur ou la peur est notre travail d’auteur. Je ne pense pas que je pourrais changer quoi que ce soit dans cette représentation, mon propos deviendrait moins percutant.
Dans ce sens, vous vous sentez proche de Matsumoto qui, dans Poison City, décide de continuer sa série malgré le poids de la censure…
T.T. : Ce personnage se rapproche en fait de l’idéal du mangaka.
Après Poison City, vous avez ressenti le besoin de faire une pause. Pendant ce laps de temps, un mangaka s’arrête-t-il complètement de dessiner ?
T.T. : J’ai continué à dessiner tout en voyageant dans différents endroits touristiques du Japon. J’en ai profité pour m’entraîner à dessiner certains décors.
Vous êtes originaire d’un petit village du Japon. Est-ce cela qui vous a poussé à quitter les décors de milieux urbains pour une ambiance beaucoup plus champêtre dans Noise ?
T.T. : Effectivement, l’histoire de Noise se passe près de ma région natale. Ça fait longtemps que j’avais envie de mettre en scène une histoire dans le lieu où j’ai grandi. Après, comme il s’agit d’un thriller-suspense avec des meurtres, je ne sais pas si ça fait plaisir à tout le monde dans le coin. (sourire) Mais c’est vrai qu’après plusieurs séries avec un fond très urbain, c’est un changement salutaire.
Cette histoire de dépeuplement rural est-elle spécifique à cette région en particulier ?
T.T. : C’est vraiment un problème qui touche quasiment toutes les régions rurales du Japon.
Dans vos précédentes séries, la vitesse de l’information est décuplée par les nouvelles technologies, notamment internet. Dans Noise, il y est beaucoup plus question de rumeurs et de bouche à oreille…
T.T. : Le thème de Noise est de montrer comment, dans un espace paisible, un élément perturbateur déboule et comment les vagues de cette perturbation vont petit à petit se répandre vers toute la communauté. Utiliser un milieu rural et un petit village fermé permet de rendre la narration de l’histoire beaucoup plus pratique pour moi, plutôt que d’utiliser internet.
Le titre de la série, Noise, est un joli paradoxe comparé au calme de la campagne…
T.T. : L’idée de Noise est celle des interférences, celles qu’on a par exemple quand on écoute la radio et qui viennent perturber l’auditeur. C’est aussi cette idée de perturbation de la paix, dont je parlais précédemment, à cause d’un événement irréparable et qui répand la peur au sein de la communauté. C’est ce mot là qui me semblait le plus simple et le plus direct pour couvrir l’ensemble des thèmes que je voulais porter.
On retrouve de nouveau, comme dans Manhole ou Prophecy, des personnages d’apparence normales qui vont se transformer en criminels en incarnant une certaine idée de la justice…
T.T. : Une fois le meurtre accompli, l’histoire se déroule en montrant le conflit entre la justice personnelle du héros et la justice institutionnelle de l’autre héros qui est celle de l’inspecteur. J’essaie surtout de faire réfléchir mes lecteurs sans prendre trop position, même si c’est difficile de ne pas montrer le policier comme le méchant. C’est un équilibre précaire mais j’essaie constamment de montrer les motivations des deux personnages.
À la place de Keita Izumi, auriez-vous embauché Mutsuo Komisaka ?
T.T. : (rires) Non, jamais je ne l’aurais employé. En même temps, je ne peux pas l’empêcher de choisir l’endroit où il vit. Mon choix serait alors de m’enfuir ou de me battre. Je pense que je pencherais plutôt du côté de la fuite.
Une jeune fille parle à la police d’une agression mais n’est pas assez écoutée pour empêcher un drame. Le mouvement Metoo a-t-il inspiré ce personnage ?
T.T. : Je me suis surtout inspiré d'un fait divers qui s’est déroulé au Japon il y a plusieurs années. Une jeune chanteuse a été poignardée par un fan au visage, elle a survécu (Agression de Mayu Tomita, NDLR) . Quand j’ai entendu cette info, je me suis dit que ce fan en question allait un jour sortir de prison. Je me suis demandé comment les gens du quartier dans lequel ce fan allait habiter pourraient prendre la chose. Le mouvement Metoo n’a pas de rapport.
Pourquoi le choix de la figue ?
T.T. : Tout d’abord, ce fruit est assez représentatif de l’endroit où se passe l’action. Il y a beaucoup de producteurs de figues dans le coin. De plus, la pollinisation de la fleur de figuier est assez intéressante car elle doit avaler un insecte. J’ai trouvé que cette image représentait bien ce concept de l’élément extérieur qui se fait avaler par un microcosme renfermé sur lui-même.
Beaucoup de gros plans sur les regards, notamment cette planche muette avec le visage des quatre principaux personnages…
T.T. : Effectivement, je fais toujours très attention dans la manière de dessiner les regards. C’est par là que passent toutes les émotions comme la tension, la méfiance ou la peur.
T.T. : Dans la communauté rurale, il existe pas mal de personnages habitués à tuer, car il y a beaucoup de chasseurs, Keita et Jun en particulier. Moriya est à mon avis le personnage qui est le plus proche des lecteurs car lui n’a pas l’habitude de ces pratiques. C’est quelqu’un qui est pris entre deux feux et qui aura un rôle très important dans la suite de l’histoire.
La série est prévue en combien de tomes ?
T.T. : La série est prévue en trois tomes.
Vous avez l’habitude de réaliser des séries courtes, en trois tomes maximum. Pour quelles raisons ?
T.T. : Je construis mes scenarii comme des scenarii de films. Je veux que mes lecteurs aient la sensation d’avoir terminé un bon film quand ils arrivent à la dernière page. Pour ce genre d’histoires, faire trois volumes me semble être l’équilibre parfait, d’autant que j’aime bien mettre un thème fort au centre et ne pas me disperser.