Un premier album évoque souvent une expérience personnelle, un événement majeur qui a marqué profondément une vie. Le désir d'enfant, les difficultés pour en avoir et le parcours du combattant qui en a suivi sont les éléments qui ont poussé Lucile Gorce à coucher sur papier cette aventure extraordinaire. À ses côtés, Emma Tissier, nouvelle venue également dans le 9ème Art, a mis en images de façon subtile et intelligemment colorée cette histoire qui devrait faire écho aux épreuves surmontées par de nombreux - futurs - parents.
Emma, comment passe-t-on de championne de rock acrobatique à dessinatrice de bande dessinée ?
Emma Tissier : Je n’étais pas que championne de rock acrobatique, je dessinais aussi. Mais quand il a fallu choisir entre les deux, je me suis dit que je ne pouvais pas danser toute ma vie et j’ai donc voulu exploiter mon deuxième potentiel naturel.
Par quoi avez-vous commencé ? Des blogs ?
E.T. : J’ai un peu blogué mais je ne suis pas une blogueuse dans l’âme. J’ai fait des écoles d’Art, j’ai été graphiste et j’ai ensuite bossé dans des agences de pub. Puis je me suis fait connaitre en réalisant des illustrations. On s’est ensuite rencontrées avec Lucille sur un sujet qui n’était pas uniquement celui de l’illustration. Elle m’a dit qu’elle avait une histoire à raconter et m’a demandé si je voulais la mettre en images. J’ai dit pourquoi pas. Mais je ne savais pas qu’elle avait décidé d’aller voir Dargaud pour leur proposer le projet… C’est donc un accident en ce qui me concerne de me retrouver ici.
Vous vous connaissiez donc avant de réaliser cette bande dessinée…
Lucile Gorce : Oui, nos boulots respectifs nous ont emmenées à nous croiser.
Comment avez-vous décidé de raconter cette histoire en bande dessinée ?
L.G. : Ces petits moments que j’ai vécus et que j’avais envie de raconter me sont apparus comme des saynètes. Je suis fan de théâtre et j’ai trouvé beaucoup de points communs entre le théâtre et la bande dessinée dans la façon de raconter, de mettre en scène, de séquencer comme ça l’histoire. La bande dessinée m’a paru comme une évidence alors que, comme Emma, ce n’est pas ma culture de départ. C’est une histoire qui devait être racontée comme ça.
Quel est le but ? Partager votre expérience et permettre aux autres parents dans le même cas de découvrir un témoignage ?
L.G. : Il y avait un peu de tout sur le moment. J’avais besoin de la raconter, c’est clair. Une fois qu’elle avait été écrite, autant aller au bout du projet et essayer de la communiquer. Les premiers retours que j’ai pu avoir sont des gens à qui c’est également arrivé. On se sent en général très seul quand on se retrouve dans cette situation. Il existe très peu de choses sur le sujet. Justement, la bande dessinée est un médium original et je pense que ça peut les aider. C’est aussi une nouvelle génération qui est concernée. Celle de nos parents ne s’imagine pas ce que ça pouvait être et à quoi on pouvait être confrontés.
Vous avez en séance de dédicaces des retours de personnes à qui c’est également arrivé ?
L.G. : Oui, il y a une sorte de solidarité qui se met en place.
Deux novices en bande dessinée, cela veut dire que vous avec été suivies tout au long de ce projet ?
E.T. : Pauline Mermet (Directrice de Collection aux éditions Dargaud, NDLR) nous a encadrées oui, mais je ne trouve pas qu’il y ait eu une révolution par rapport à ce que Lucile avais proposé…
L.G. : C’est une histoire qui comportait déjà un ordre chronologique avec des saynètes. Elle nous a parfois donné des conseils sur le dessin, sur l’identification des personnages. On a dû aussi retravailler la fin de l’histoire. Je ne voulais par exemple pas qu’il y ait une fin heureuse.
E.T. : On a aussi un peu rajouté du volume pour des besoins de temporalité.
L.G. Oui, de rendre l’histoire un peu plus universelle que celle que moi j’avais vécue. J’ai rajouté des choses qui permettaient de comprendre des processus, de diversifier des situations.
Comment a réagi votre entourage quand ils ont su que vous souhaiter mettre en images votre expérience ?
L.G. : Ils ont globalement bien réagi. J’ai la chance d’avoir un compagnon super compréhensif. C’est quand même une grosse part de soi-même qu’on livre. C’est un sujet qui reste encore tabou, dont les gens ont du mal à parler. On est censés être programmés pour avoir des enfants et quand on n’en en a pas, il est difficile de l’expliquer. Les personnages sont très différents de ce qu’ils sont dans la vraie vie. On a pris soin de bien y travailler avec Emma et de bien séparer la réalité de la fiction.
E.T. : Disons que tu ne m’as pas laissé faire. J’ai été tenté de demander à quoi ressemblait tel ou tel personnage. (sourire)
Vous avez donc fait vos propres choix…
E.T. : Oui et du coup ils ressemblent un peu à des gens de mon environnement. Je me suis inspirée de personnes que j’avais sous les yeux.
L.G. : D’ailleurs, mes parents étaient soulagés quand ils ont vu que les personnages étaient très différents d’eux.
Qu’est-ce qui est le plus difficile ? Son propre combat ou le regard des autres et la pression de la société ?
L.G. : On développe finalement une double personnalité… On esquisse un petit sourire pour répondre aux questions embarrassantes, il faut aussi affronter le regard des copines qui sont enceintes, justifier les absences du bureau… Il y a une grosse différence entre ce qu’on affiche en public ou socialement et ce que l’on vit quotidiennement. Ces différents sentiments sont repris dans l’album grâce aux couleurs.
La traduction de ces codes couleurs étant en fin d’album, on a presque envie de refaire ensuite une deuxième lecture…
E.T. : Alors, c’est gagné ! (sourire) On a d’abord eu cette idée des émotions quand Lucie a évoqué cette notion de double personnalité. Comme j’adore les dessins animés, j’avais été frappé par Vice Versa avec cette histoire des émotions toutes représentées dans un cerveau. En cherchant dans cette voie, je suis tombée sur le cercle des émotions de Robert Plutchik, un professeur américain. J’ai trouvé ça très pratique et je suis partie là dessus. Tout ce qui sortait des personnages avait une couleur qui correspondait à une émotion particulière.
Conserver uniquement le noir et blanc aurait sans doute aussi rendu l’histoire plus sombre…
E.T. : L’idée était de faire la différence entre la vie partagée avec les autres et l’entourage intime.
Quand on y réfléchit bien, ce parcours du combattant est un véritable tue l’amour. Comment le couple peut-il résister ?
L.G. : Oui, effectivement… D’autant que souvent, comme je l’explique dans le livre, on considère en premier lieu que c’est la femme qui a un problème. Mon compagnon a lui aussi subi des tests mais au bout d’un an. De toutes façons, tout est fait pour les femmes. C’est vrai que c’est difficile de vivre cette aventure à deux. Les hommes sont d’éternels optimistes, contrairement à nous qui faisons souvent des montagnes de tout. Je le vois aussi auprès de copines qui vivent la même situation et les hommes ne la vivent pas de la même façon, ils ont plutôt tendance à avoir confiance en l’avenir.
E.T. : Toutes celles que je connais et qui sont dans ce cas m’ont dit que c’était éprouvant physiquement.
L.G. : C’est vrai que beaucoup de choses sont portées par la femme, dont le calendrier à avoir en tête en permanence, le traitement…
Le corps médical en général a-t-il été compréhensif ?
L.G. : J’ai eu de la chance de tomber sur une gynécologue qui a réagi très vite, sans me dire de patienter pendant trois ans pour voir si vraiment il y avait un problème. Elle a très vite compris que j’étais angoissée et que j’avais besoin d’être accompagnée. La première barrière est souvent celle des médecins qui demandent d’attendre. Le traitement de la procréation médicalement assistée est quant à lui très très dur. Il y aussi un souci avec les gynécologues qui ne sont pas obstétriciens et qui ont une vision de la gynécologie très médicale et donc beaucoup plus froide et beaucoup plus dure. C’est aussi pour ça que j’ai voulu que le psy apparaisse dans le livre. C’est moi qui l’ai demandé alors qu’il n’était pas proposé par la structure d’accueil.
Quel est votre avis personnel sur l’accroissement de l’infertilité aujourd’hui ?
L.G. : Je suis convaincue que ce sont les perturbateurs endocriniens qui sont responsables de ça. Il ne peut pas y avoir de hasard sur la multiplication des cas. J’ai aussi été frappée par des amies enceintes qui reçoivent plein de recommandations sur le fait de ne pas utiliser de voiture neuve, de peinture, de plastique, de prendre des produits bio… S’il y a ces recommandations pendant qu’on est enceintes, c’est que le reste du temps il y a aussi des risques…
Emma, votre bio mentionne que vous vivez paisiblement sur un bateau au bord du canal de midi entourée d’hippies. Vous pouvez en dire plus ?
E.T. : (Sourire) Il y a dix ans, je me promenais en patins à roulette, je suis passée devant une agence immobilière, et j’ai vu une annonce de péniche. J’ai fini par acheter un bateau. J’ai rencontré mon compagnon qui est également sur un bateau, il est chaudronnier fluvial. On habite donc sur un bateau avec des enfants depuis une dizaine d’années. On est entourés de gens rigolards, d’une population très hétérogène.
Le bateau reste à demeure ?
E.T. : Nous ne sommes pas nomades. Nous vivons comme des sédentaires mais nous bougeons de temps en temps pour des questions techniques notamment pour l’entretien du bateau. Parfois le goût de l’aventure prend le dessus et nous partons nous promener.
Cette référence au travail de Margaud Mottin, vous assumez ?
E.T. : Non, je ne suis pas convaincue. Je suis bien évidemment très flattée.
Pour autant, ce découpage en saynètes fait immédiatement penser à un blog…
E.T. : J ‘ai en fait suivi le plan de Lucille.
L.G. : Ma culture BD vient peut-être un peu des blogs… Je lisais beaucoup ce que faisait Pénélope Bagieu. C’est ce qui m’a poussé à écrire une histoire comme ça et Emma à la traduire.
Chaque saynète a été écrite indépendamment les unes des autres ?
L.G. : Oui. Il y a également eu un temps d’introspection avant de présenter le scénario à Dargaud et j’ai rajouté des choses. J’ai beaucoup travaillé sur la notion de temps, la chronologie stricte ne collait pas forcément. On a donc essayé de rendre la narration fluide, d’autant que dans la vraie vie, il ne se passe rien parfois pendant des mois. L’attente est importante dans cette histoire.
Entre les deux fins possibles que vous proposez aux lecteurs, quel va être leur choix selon vous ?
L.G. : L’éditeur voulait absolument que je conserve la solution dans laquelle tout se passe bien. J’ai été contente de rencontrer plusieurs personnes qui étaient sensibles à la deuxième.
Cette première expérience dans la bande dessinée vous a-t-elle donné envie de poursuivre ?
E.T. : (rires) On y pense. Pour moi, c’est une nouvelle façon de travailler, une autre façon d’aborder la temporalité. J’étais habituée à des missions très courtes, ce qui peut s’apparenter au rock acrobatique, quelque chose de très violent mais de très court. Pour cet album, la charge de travail a été beaucoup plus longue… J’ai mis six mois à réaliser les dessins.
L.G. : Des projets mais rien encore de concret.