Difficile quand on évoque Conan de se détacher du barbare bodybuildé incarné par Arnold Schwarzenegger en 1982. Fort heureusement, certains passionnés ont tout mis en œuvre pour réhabiliter ce qu'ils considèrent être "le vrai Conan", celui créé par Robert E. Howard dans les années trente. Patrice Louinet et Jean-David Morvan en font partie et inaugurent, en ce mois de mai, une nouvelle collection aux éditions Glénat. Son but ? Proposer des adaptations en bande dessinée des nouvelles écrites par le romancier américain. Des équipes différentes pour chaque album, certes, mais des noms prestigieux : Brunschwig, Vatine, Alary, Augustin, Recht... De quoi donner l'eau à la bouche aux aficionados, mais aussi aux néophytes curieux de (re)découvrir un personnage bien loin de l'image véhiculée par les films, reprises ou autres curiosités qui ont fleuri ces dernières années.
Comment avez-vous découvert le personnage de Conan ?
Jean-David Morvan : Assez jeune, sûrement par les bandes dessinées publiées par Artima puis Lug, par Roy Thomas, et John Buscema. Et surtout Les Clous Rouges et Le Faucon des mers, par Barry Windsor Smith, chez les Humanos. Donc j'ai décidé de chercher les romans, je les ai trouvés (avec les couvertures de Druillet, déjà un français). Et donc lus… Puis le film est arrivé très vite, avant une nouvelle série de romans et de bandes dessinées. Bref, je lisais et regardais tout ce qui avait trait à Conan. Au niveau des romans, Je ne savais pas que d'autres écrivains avait retravaillé les textes de Howard. Et des années plus tard, grâce au travail de Patrice, j'ai enfin compris que Conan était encore plus génial que ce que j'avais lu quand j'étais jeune.
Patrice Louinet : Comme Jean-David et la plupart des français de ma génération, j’ai découvert Conan par le biais des bandes dessinées de la Marvel traduites chez Lug et Artima. Fan de super-héros à la base, je n’ai pas été spécialement conquis au début, même si j’aimais beaucoup les dessins de Buscema. Lorsque j’ai enfin lu les nouvelles de Howard (qui paraissaient alors chez Titres SF), je me suis pris une baffe monumentale, dont je ne me suis jamais remis !
On a souvent l’habitude d’associer Conan au film de John Milius sorti en 1982. Comment pourriez-vous décrire le « vrai » Conan ?
J-D.M. : Le vrai Conan, c’est celui de Howard, tout simplement. Je dirais que c'est un homme qui vit l'instant. Contrairement à ce qui avait été institué par L Sprague de Camp, c'est un homme sans aucun plan de carrière. Il ne regarde jamais en arrière, et n'imagine jamais le futur, si ce n'est pour trouver un moyen de survivre. Le fait d'avoir établi une chronologie de sa vie est totalement contradictoire avec le caractère que lui avait donné Howard. Conan ne sait pas toujours où il va, mais quand il y est, il fait ce qu'il a à faire. Il avance. Pour moi, et c'est peut-être une vision très personnelle, il est quasiment nihiliste. Voire anarchiste, sans le savoir.
P.L. : Milius voulait faire un Genghis Khan au cinéma, et c’est ce qu’il a fait avec son Conan. Mais le film n’entretient que très peu de rapport avec le personnage original et sa philosophie, qui est aux antipodes de l’idéal martial et crypto-fasciste de Milius. Conan, le vrai, ne cherche pas le pouvoir, n’a pas de passé ni de parents, et n’a pas d’ambition. Il cherche à jouir du moment présent, parce qu’hier n’existe plus et que demain, tout peut changer. Son perpétuel besoin d’aventure, d’oubli, de se plonger dans l’action est justement le reflet de sa philosophie : soyons fous, buvons et jouissons, parce que demain, nous serons tous morts.
Cette reprise de Conan, est-ce l’occasion de revenir aux origines de ce personnage bien avant toutes les transformations qu’il a dû supporter par le biais de nouvelles histoires ?
P.L. : Je n’ai rien à ajouter à la réponse de Jean-David ! J’ai toujours du mal à croire que des gens pensent connaître une œuvre parce qu’ils ont vu/lu une adaptation du texte original. La collection chez Glénat n’est pas plus le texte original que les autres, mais elle est très certainement celle où la volonté de rester fidèle à l’esprit howardien est la plus affirmée. Bien évidemment, j’espère que cela encouragera une nouvelle génération de lecteurs à aller au-delà du stéréotype pour se plonger dans l’essence même du mythe : les textes originaux de Howard.
Pourquoi Conan le Cimmérien et pas Conan le Barbare ?
J-D.M. : Tout simplement parce qu'il me semble que Conan le Barbare n'a jamais été utilisé par Howard.
P.L. : Conan le barbare n’est pas une expression que l’on trouve dans les œuvres de Howard. Elle n’apparaît nulle part. C’est pourtant par cette appellation que la plupart des gens connaissent le personnage, c’est-à-dire par les produits dérivés que sont les comics de la Marvel et de Dark Horse, et le film de Milius, qui sont sortis sous ce titre. Comme nous avons cherché à nous éloigner de l’esprit « slip de fourrure », borborygmes, et « brute épaisse massacrant à tour de bras », nous sommes tout naturellement revenus à l’essence même du personnage, c'est-à-dire au Conan le Cimmérien de Howard.
VIncent Brugeas qualifie Conan de « François Pignon d'Howard ». Qu’en pensez-vous ?
J-D.M. : Si on exclut le caractère et le physique de François Pignon, alors c'est juste. Conan est plus le vecteur de l'histoire, en quelque sorte son révélateur, que le héros. Pourtant, on ne peut pas nier qu'il a une personnalité propre, et même très charismatique. Il existe. Et finalement c'est son seul but, Exister. Il n'a pas choisi de naître, il n'a pas forcément choisi d'être là où il est, mais il prend toujours la responsabilité de son existence. Il aide ceux qu'il considère comme ses amis, il tue ceux qu'il considère comme ses ennemis, et il profite au maximum d'une existence qu'il n'a pas peur de voir s’achever. Je crois tout de même que François Pignon est un peu moins téméraire que Conan. (sourire)
P.L. : Le raccourci est audacieux ! Mais il n’est pas sans mérite. Les nouvelles de Conan ne parlent pas de Conan. Elles parlent d’événements dont notre Cimmérien va se faire le catalyseur ou le déclencheur, mais dont il n’est pas le centre d’intérêt. Comme je le dis et le répète en maints endroits, Conan n’a pas de destinée, pas d’ambitions, pas de plan de carrière, pas de famille, pas de passé, pas d’amis. Il ne s’incarne que dans le présent, et n’évolue pas au sens où on l’entend d’ordinaire pour un personnage de fiction. Il est l’écueil sur lequel viennent buter les autres lorsqu’il arrive dans un endroit donné, les forçant à se révéler et à faire exploser ce qui était en gestation depuis quelque temps.
Pouvez-vous nous éclairer sur l’aspect juridique des droits de Conan ?
J-D.M. : C'est sûrement la raison qui a fait que cette collection n'arrive dans les librairies que 13 ans après que j'ai eu l'envie d'adapter Conan. Je savais qu'en France les droits étaient libres 70 ans après la mort de l'auteur. Mais, aux États-Unis, le personnage est sous copyright. Or, il est très compliqué de démêler juridiquement cette situation. Pourtant, pour des auteurs comme Lovecraft, ça ne pose plus aucun problème. C'est sûrement parce que personne n'est venu réécrire sur ses textes. Le risque, ce serait d'inventer des aventures originales à Conan. Car ceux qui détiennent les copyrights pourraient dire que l'on s'inspire de telle ou telle Non-Howard story, qui ne sont pas libres de droits. Mais pour nous, aucun problème, car nous voulons tous faire des adaptations fidèles à l’esprit de Howard. Bien sûr, si un jour Marvel me demande d'inventer des histoires originales de Conan, ça me fera plaisir, mais ce n'est pas du tout l'idée de cette collection chez Glénat.
Vous travaillez sur cette collection avec Patrice Louinet et Benoit Cousin. Quel est le rôle de chacun ?
J-D.M. : Benoît est l'éditeur interne de cette collection, et je travaillais déjà avec lui sur Ex-Libris. Autant dire que nous partageons la même vision des choses. Il a une grande passion pour ce qu'on appelle les littératures de l'imaginaire, a publié Elric, et m'a dit oui alors que beaucoup d'autres m'avaient dit non. Il m'a fait rencontrer Patrice Louinet, qui a publié d'abord en Angleterre, puis en France, et aux États-Unis les nouvelles originales de Howard. Sans ce travail, nous n'aurions rien pu faire car ces textes étaient truffés de Sprague de Camp et prêtaient le flanc à des problèmes juridiques. Grâce à lui, le retour aux sources est devenu possible. qu'il en soit 1000 fois remercié.
Comment ont été choisis les différents auteurs ?
J-D.M. : On va dire qu'avec le temps, Benoit et moi, nous nous sommes créés un "carnet d’adresses" d'auteurs talentueux. Nous avons réfléchi à ceux dont le style se prêtait, à notre avis, à une adaptation de Conan, et les avons contactés, tout simplement.
Avez-vous mis sur la table toutes les nouvelles disponibles pour que chacun puisse faire son choix ?
J-D.M. : Oui, tout du moins au début. Car personne ne pouvait faire une nouvelle déjà choisie par d'autres. Comme on dit, premiers arrivés, premiers servis.
J-D.M. : On va dire que j'ai eu la délicatesse de laisser d'autres auteurs en choisir avant moi. De toute façon, j'aime toutes les nouvelles. Même si certaines sont évidemment moins fortes que d'autres, je les regarde toutes avec une grande sympathie, et je sais comment j'adapterais chacune d'elle. C'est en parlant avec Patrice que j'ai pris La Reine de la côte noire. Bon, il faut avouer que celle-là je l'aime tout particulièrement. C'est d'ailleurs intéressant de voir ce qu'en a fait Marvel à l'époque, car la première partie de l'histoire est un comics suivi d'une cinquantaine de comics avec Bêlit, et enfin la deuxième partie de la nouvelle. C'était plutôt malin, car La Reine est un personnage qu’on a fatalement envie de suivre dans plus d’aventures. Mais la force de Howard, c'est justement de couper la tête aux règles de l'épique, de savoir se séparer de ses personnages, même les plus intéressants.
Patrice, si vous aviez une nouvelle de Conan à retenir parmi toutes celles écrites par Howard, quelle serait-elle ?
P.L. : La difficile question que voilà ! Sur un plan personnel, sans conteste Les Clous Rouges, car elle est l’une des plus personnelles de Howard et renferme beaucoup de lui. Sur un plan plus philosophique, Au-delà de la Rivière Noire, parce qu’elle est un concentré de sa pensée sur la question de la barbarie et de la civilisation. Ces deux nouvelles sont véritablement les deux faces de la même pièce, et sans équivoque aucune les deux meilleures nouvelles de la série sur un plan littéraire pur. Sur un plan poétique, ce serait La tour de l’Éléphant, qui est la nouvelle avec laquelle j’ai découvert Howard. Mais mon plaisir coupable est, et depuis très longtemps, Chimères de fer dans la clarté lunaire, que Virginie Augustin adapte pour Glénat. Je suis d’ailleurs littéralement ébloui par son travail sur cet album. C’est juste exceptionnel. La Maison aux Trois Bandits enfin est, à mon sens, la plus injustement méconnue/mal comprise des nouvelles de Conan. Vous allez me dire que j’ai donné 5 titres et pas 1. Vous n’avez pas tort, mais j’ai dû lutter très fort pour ne pas rajouter La reine de la côte Noire, La fille du géant du gel et deux ou trois autres ! (sourire)
Combien de tomes est-il prévu ? À quel rythme de parution ?
J-D.M. : Je ne peux pas dire exactement combien il y aura de tomes. Non pas que je ne le veuille pas, mais en fait je ne sais pas. Parce que depuis que nous avons annoncé la collection, nous avons vu des candidatures spontanées, certaines que nous ne pouvons pas refuser. Mais ce qui est sûr c'est qu'il n'y aura pas plus d'albums que de nouvelles. Enfin, peut-être un de plus, car le seul roman de Conan, L'Heure du dragon, ne pourrait sans doute pas être adapté en un seul tome. Je le sais car j’y ai beaucoup réfléchi, ayant très envie de le faire moi-même. Et peut-être avec Roberto Ricci, qui devait au départ dessiner La Reine de la côte noire, mais n’a pas pu le faire. J'ai très envie de faire un Conan avec lui.
N’est-ce pas frustrant pour un auteur de voir son album terminé ne sortir que deux ans après ?
J-D.M. : Sûrement si. Mais il n'y avait pas le choix.
Comment est venue l’idée de proposer une sortie simultanée d’une version N&B ? Si vous étiez dans la peau d’un lecteur, laquelle choisiriez-vous ?
J-D.M. : C'est une idée de Benoît, que je trouve très bonne. Les pages étaient tellement belles qu'il aurait été dommage de le garder pour nous. Je n'ai pas de mal à me mettre dans la peau d'un lecteur, car tous les albums je les ai déjà lus au moins 10 fois. Pour ce qui est de choisir, j'ai déjà eu la chance de « choisir » tous les auteurs, donc autant dire que je les prendrais tous.
- La preview de La Reine de la Côte Noire de Morvan et Alary
- La preview de Le Colosse noir de Brugeas et Toulhoat
- Le portfolio sur les 4 premiers albums de la collection