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« Edelweiss est impitchable »

Entretien avec Lucy Mazel et Cédric Mayen

Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade Interview 26/03/2018 à 15:49 5565 visiteurs

Cédric Mayen dit de son album qu'il est impitchable tandis que Lucy Mazel préfère parler d'histoire d'amour. Ce qu'on retiendra surtout d'Edelweiss, c'est un récit dense et poignant mais aussi une ode au courage et à la volonté incarnée par Edmond et Olympe qui traversent le vingtième siècle au-delà des épreuves et des embûches. Après avoir tutoyé les sommets, les deux jeunes auteurs sont prêts à dévoiler leurs nouveaux projets. 


Tout est donc parti de l’histoire d’Henriette d’Angeville ?

Cédric Mayen : Non, Henriette d’Angeville est arrivée après. Tout est parti d’une phrase entendue dans la rue. Il s’agissait de celle prononcée par un homme dont la femme était handicapée ou malade, je ne le saurai jamais. Quand je suis passé à côté d’eux, il lui disait être prêt à la porter sur ses épaules pour aller jusqu’au bout du monde. J’y ai pensé pendant un bon moment. Le temps de rentrer chez moi et j’ai mis sur papier l’idée que j’avais en tête, qui est pratiquement tout le troisième chapitre du livre. Je l’ai fait lire à Lucy qui a trouvé ça bien. Elle en était encore à la moitié de Communardes ! à l’époque. J’avais aussi d’autres projets à ce moment-là et c’est donc resté un peu dans les cartons. Deux ans après, à Angoulême, Valérie Aubin, qui était notre première éditrice à tous les deux, nous a demandé pourquoi on ne réaliserait pas un projet ensemble. J’ai donc fait un dossier avec cette idée et je lui ai envoyé. Je me suis donc retrouvé avec ce projet mais qui ne pouvait pas constituer un album entier. On a donc réfléchi à ce qu’on pouvait rajouter et on s’est demandé comment ce couple avait pu en arriver là. Henriette d’Angeville est venue comme catalyseur d’Olympe. Dire simplement qu’elle aime la montagne et que son rêve est de gravir le Mont Blanc n’aurait pas vraiment porté l’histoire. La mettre en descendante d’une des premières femmes à avoir gravi le Mont Blanc, féministe de surcroît, était un sacré plus.

« Olympe » évoque à la fois le côté féministe d’Olympe de Gouges et le Mont Olympe…

C.M. : Oui pour le Mont Olympe qui évoque à la fois le féminin sacré et la montagne mythologique. Edmond, surnommé Momon, n’est pas non plus un nom donné au hasard. (sourire) Et ça représente très bien comment chacun appréhende la montagne. Olympe la considère comme quelque chose de mythique, Edmond l’imagine plutôt comme quelque chose d’imposé au début, qu’il a appris à aimer avec le temps. Quelqu’un m’a parlé d’Olympe de Gouges par la suite et j’ai alors fait le lien. Tout l’album est finalement parcouru par trois grandes féministes : Henriette d’Angeville, Olympe de Gouges et Simone de Beauvoir qui fait réaliser à Olympe qu’elle n’a besoin de personne pour révéler son féminisme.

Marguerite et Roland Gosmat sont également évoqués…

C.M. : Ce sont mes grands-parents. En fait, la rencontre entre Olympe et Edmond, c’est la véridique histoire de celle de mes grands-parents. J’ai toujours beaucoup aimé la façon dont mon grand-père me la racontait. Il me disait : « Je suis arrivé aux bras d’une fille, et je suis reparti aux bras de ta grand-mère ». Toutes les anecdotes du livre, l’accident de voiture, le fait que lui soit ouvrier chez Renault et qu’elle soit couturière et fille de bonne famille, l’utérus rétroversé, sont vraiment issues de leur histoire. Ils nous ont beaucoup aidés en apportant leur expertise de l’époque.


Aviez-vous été sensibilisé au milieu montagnard ?

C.M. : Pas trop. J’étais parti sur l’idée d’une montagne mythique et, le Mont Blanc, ça me paraissait bien. Quand on a fait le dossier et qu’on l’a envoyé chez Glénat, ça a été accepté aussitôt. On nous a alors appris que Jacques Glénat est un très grand amateur de montagne. Il a déjà tenté plusieurs fois le Mont Blanc.

Lucy Mazel : On s’est alors dit qu’on devait faire un travail nickel.

C.M. : À l’époque, j’avais à côté un autre métier et pendant une séance de formation, je rencontre quelqu’un et lui dis que je fais également de la BD. Je lui ai alors parlé de ce projet et d’un couple qui voulait gravir le Mont Blanc. Il m’a alors dit qu’il a été cartographe du massif du Mont Blanc pendant vingt ans. Il a aussi été éditeur et sa maison d’édition a été rachetée par Glénat. Il est donc venu nous aider pour tout ce qui est documentation de montagne, techniques d’escalade, matériel d’époque. Il nous a aussi expliqué quel type de caillou ou de fleur on pouvait rencontrer à tel endroit, à telle altitude. Il a été notre « caution » montagne.

A-t-il aussi porté son expertise sur les équipements et notamment leur représentation graphique ?

L.M. : Oui et notamment sur des détails qui peuvent sembler anodins, comme comment représenter un rhododendron ou une marmotte.

C.M. : Il est allé trois fois au sommet du Mont Blanc. Cela semble presque anecdotique aujourd’hui mais, comme il le dit lui même, il ne faut pas oublier que c’est un frigo là-haut. Il y a 80% d’oxygène, on est donc très vite fatigué même si on est habitué et on peut très vite devenir malade comme un chien.

L.M. : Il nous a aussi aidés pour les différentes façons de tenir une corde, comment placer ses mains… Je n’aime pas faire les choses à moitié, j’aime bien savoir ce que je fais et de quoi je parle. 

Justement, a-t-il trouvé plausible l’histoire d’un homme qui gravit le Mont Blanc avec quelqu’un sur le dos ?


C.M. : Je ne sais pas si ça s’est déjà produit. Par contre, le système de portage qui sert pour Olympe, on l’a fait tous les trois. J’ai désigné ce que je pensais. Lui a repris ce qui n’allait pas, comment positionner le sac à dos et les poids. Lucie a ensuite dessiné. Même si on n’est pas certain que ça a été un jour utilisé, il nous a dit que c’était plausible.

L.M. : C’est aussi pour ça que j’ai fait au départ Edmond assez grand et elle plutôt petite, en prévision de ce passage.

C.M. : En montagne, à partir de 3000 mètres d’altitude, tous les cent mètres, chaque gramme est multiplié par dix.

Jacques Glénat n’a donc rien trouvé à redire ?

C.M. : Non, il a trouvé que c’était bien.

L.M. : Il a juste trouvé que le Mont Blanc était un peu… Mais on ne raconte pas en fait l’histoire de l’ascension. Sinon, on aurait passé cent trente pages à voir des personnages marcher dans la neige.

C.M. : Ce qui était l’idée de base en fait.

L.M. : Mais ça aurait été pénible à faire. En film on pourrait l’imaginer, mais en BD ce n’était vraiment pas le but.

Gravir le Mont Blanc, c’est aussi une belle image pour évoquer son parcours de vie…


C.M. : C’est souvent ce que j’écris en dédicace. C’est au moment où l’on atteint le sommet qu’on peut se retourner et voir tout le chemin qu’on a parcouru. C’est exactement ce qui se passe dans la BD. La couverture est une promesse. Quand on arrive à la fin du récit, j’espère qu’elle est honorée. Escalader une montagne, c’est un parcours difficile. Chaque pas nous rapproche du but mais on ne sait jamais si on ne va pas mettre un pied dans une crevasse, ou bien être pris dans une avalanche. Comme l’océan, on ne sait jamais ce qu’il va se passer. C’est bien sûr une allégorie de la vie de raconter cette ascension. Leur vie est faite de petits bonheurs mais aussi de grands malheurs. À chaque fois qu’ils sont sur le point de sombrer, ils arrivent à s’en sortir. Au moment où ils glissent dans la crevasse, Olympe, qui a été passive depuis son accident, trouve la force de les relancer dans le droit chemin. Quand Edmond a le mal de montagne, c’est encore elle qui le pousse à aller plus loin. À bien y regarder, toute leur vie ressemble un peu à ça.

Si on vous dit que le caractère contemplatif du récit rappelle un peu Taniguchi…

L.M. : Je connais très mal Taniguchi… Je suis une grosse inculte en matière de mangas.

L’histoire se déroulant sur un laps de temps très long, n’avez-vous pas été tenté de réaliser une série plutôt qu’un one shot ?

C.M. : La façon dont on en a parlé au début, c’était plutôt l’idée d’un film. Sauf qu’un film prend des années pour être réalisé, il faut connaître du monde, avoir des financements… On a la chance de pouvoir faire un film en BD, même si finalement on n’en a pas lues beaucoup. J’ai aussi fait une formation cinématographique. Avec Lucy, on s’est bien retrouvés là-dessus, dans cette volonté de faire revivre les grandes heures du cinéma hollywoodien avant que ça ne devienne n’importe quoi. Un cinéma à la Welles, à la Ford avec ces grands espaces.

L.M. : Quand je regarde un film, je pense au cadrage, au jeu des acteurs. Je mets ensuite tout ça dans mon disque dur. Quand ensuite je lis un scénario, dont celui d’Edelweiss, je regarde si j’ai envie de le faire et je passe directement au storyboard. Je ferme les yeux et me demande, si j’étais réalisatrice, à quel endroit je placerais ma caméra. Mais aussi ce que j’aimerais raconter et voir. J’élimine le superflu et essaie de donner le maximum d’informations pour qu’on y croit. Je trouve que l’aspect contemplatif est important, qu’on prenne de temps en temps la peine de regarder ce qu’il se passe autour.

C.M. : Diviser ce one shot en trois tomes n’aurait pas été cohérent.

L.M. : La première partie, avec un couple qui s’aime, aurait été un tome sans intérêt. On s’en fout de leur histoire et de les voir se marier. Faire un tome sur la troisième partie nous aurait poussés à tomber dans le pathos. C’est comme dans les romans. On laisse les gens se faire leur propre histoire.

C.M. : Ce qui est génial, c’est quand certains lecteurs viennent nous parler de scènes qui ne sont pas dans la BD. (sourire)

L.M. : Dans les films, je n’ai pas envie qu’on me raconte tout. J’aime bien quand il y a une partie qu’on n’explique pas.

C.M. : J’ai vu récemment Wonder Woman. Le film n’est pas trop mal jusqu’à une demi-heure avant la fin. Il y a une scène magnifique dans laquelle son amoureux lui dit quelque chose sans qu’elle ne l’entende car il y a eu une grosse explosion. Il doit ensuite partir en mission suicide et ce sont donc ses derniers mots, qu’on n’entend pas. Je m’étais dit que c’était vraiment une belle scène. Il avait dû prononcer quelque chose de fort, de beau, de touchant… sans qu’elle n’ait la capacité de l’entendre. Du coup, ça crée une fêlure chez le personnage et c’est ça qui est intéressant. Et bien à la fin, dans les cinq dernières minutes du film, on revoit la scène et on entend ce qu’il lui dit. Ça m’a complètement gâché le film.

Lucy, que ce soit dans Communardes ! ou dans Edelweiss, les personnages principaux sont de convaincues féministes…

L.M. : C’est un pur hasard. L’histoire d’Edelweiss m’a plu. Paradoxalement, mon personnage préféré est Edmond, notamment son évolution. Dans les deux albums, ce sont les récits humains que j’ai appréciés. Ce que j’aime bien aussi, c’est qu’on ne retrouve pas un féminisme pur et dur, il y a des nuances.

C.M. : Oui, c’est plus de l’humanisme que du féminisme. Les femmes ne se considèrent pas inférieures à l’homme. Il y a en ce moment une libération de la parole de la femme. On peut trouver qu’elle est trop violente ou bien qu’elle est légitime. Mais c’est quelque chose qui est important.

L.M. : Je n’aime pas dire que je suis féministe. D’autre part, ce sont aussi deux périodes que j’apprécie : la Commune et les Trente Glorieuses.

Avez-vous travaillé différemment sur ces deux albums ?

L.M. : J’ai gardé le même dessin. On me demande souvent comment je travaille et j’ai du mal à répondre à cette question. Je bosse beaucoup au feeling. J’apprends sur le tas. Beaucoup d’auteurs font d’abord tout le storyboard et ensuite passent au crayonné. Je préfère avancer par séquences de deux ou trois planches. J’aime bien ainsi redécouvrir l’histoire. De plus, je ne sais pas comment ma narration va évoluer entre la page dix et la page cinquante. Si ça se trouve, je vais être influencée entre temps par d’autres films ou par d’autres BD. J’aime bien avancer avec mes personnages et évoluer avec eux. Je m’attache et je grandis aussi avec eux. C’est comme ça aussi que ma technique évolue. Au début, ce n’était pas très beau. Au fur et à mesure, on prend confiance et on va plus vite. J’aimerais pour le prochain album réaliser des couleurs traditionnelles.

C.M. : Je trouve qu’on reconnaît le style de Lucy dans sa manière de voir les personnages, les expressions… dans l’acting.

L.M. : J’ai utilisé le Bic pour Edelweiss. Sur Communardes !, j’avais fait un croquis et il me manquait un crayon ce jour-là, j’avais donc terminé au Bic. J’ai trouvé ça bien et j’ai donc décidé de l’utiliser pour mon prochain album.

La mise en couleur traditionnelle est aussi un moyen de ne pas céder à la tentation de revenir en arrière…


l.M. : Oui. Et c’est aussi la satisfaction d’avoir l’objet entre les mains. J’ai beaucoup de copains qui ont perdu leurs pages de BD. L’inconvénient, c’est lorsque mon chat marche sur l’aquarelle… (sourire)

Vous dites en préface que Wilfrid Lupano a couvé l’album…

C.M. : Il a été présent à deux moments clés. Il est intervenu lors de la première version du scénario qui était juste l’ascension avec des flashbacks… et c’était un peu naze.

L.M. : C’était une bonne base.

C.M. : J’étais parti sur un vieux papi qui tentait de gravir l’Himalaya avec un petit jeune qui l’accompagnait à qui il racontait sa vie. Wilfrid m’a demandé pourquoi je faisais ça, notamment pourquoi je ne me concentrais pas sur l’histoire du couple plutôt que d’introduire des personnages annexes. Il m’a conseillé de repartir sur mon idée de base, de changer le prénom de mes personnages. Pour lui, la construction de ces noms, comme son Byron Peck (Personnage de L'Homme qui n'aimait pas les armes à feu, NDLR), est très importante. Je pense qu’on a mangé ce jour-là le pire hamburger de ma vie. (sourire) Je suis rentré à la maison super énervé et j’ai tout réécrit. Dans la soirée, j’ai renvoyé le scénario à Wilfrid et le lendemain matin j’avais un message de sa part qui me disait : « C’est bien. » À partir de là, on a signé le contrat et Wilfrid n’est plus intervenu. Je lui avais juste demandé quelques conseils sur mes dialogues. J’estime aujourd’hui qu’il doit être le meilleur dans ce domaine. On a passé une après-midi entière chez lui à revoir tous les dialogues. Je m’attendais à ce qu’il fasse beaucoup de corrections mais il a juste pointé du doigt les moments où l’on n’en apprenait pas assez ou à contre emploi de ce que je voulais dire. Wilfrid m’a dit cette phrase que j’ai retenue : « Quand je relis mes propres scénarios, je me mets au niveau du pilier de bar, le mec un peu bourré qui ne comprends jamais rien ».

Pensez-vous qu’Edelweiss est l’album parfait à offrir à ceux qui n’ont pas forcément l’habitude de lire des BD ?

C.M. : On a remarqué qu’il y avait beaucoup de gens qui avaient vécu une situation personnelle proche de celle qu’on raconte dans Edelweiss. Cette histoire résonne dans leur vie et du coup ils nous racontent en dédicaces leur propre expérience. On a aussi énormément de lectrices de romans à qui on a conseillé Edelweiss et qui ne lisaient pas de BD avant. Ça les a ouvertes aux romans graphiques. À ce sujet, il y a quelques blogueuses de romans qui ont fait une exception en parlant sur leur blog d’Edelweiss.

L.M. : On a aussi pas mal de lecteurs qui viennent en dédicaces pour leur femme et qui reviennent ensuite en disant que cela leur a également beaucoup plu. (sourire)

C.M. : C’est une histoire humaine. Ce qui a été difficile pour moi au début, ça été de la pitcher. Je me voyais mal aller devant un éditeur en lui expliquant que je voulais faire une BD qui parle de l’évolution de la société dans les années soixante au travers d’un groupe qui veut gravir le Mont Blanc. Puis, il y aura un peu de féminisme, ils vont perdre un enfant… C’était impitchable !

L.M. : Je pense que c’est juste une histoire d’amour.

C.M. : Là où on était assez d’accord dès le début, c’était de faire absolument  le contraire des films de M6 qu’on peut voir l’après-midi. On ne voulait aucun des poncifs de l’histoire d’amour.

D’autres projets ?

C.M. : On a chacun des projets signés, pas ensemble et pas chez le même éditeur. J’ai donc un projet chez Jungle. C’est un sujet dont le thème est le skate, c’est aussi une chronique sur l’adolescence dans un milieu ultra sportif et ultra compétitif. Ce sera dessiné par Yann Cozic.

L.M. : J’ai un projet avec Véronique Cazot chez Dupuis. L’un des thèmes sera l’autisme. Cela parlera également d’amitié et d’altruisme. C’est contemporain mais avec un côté un peu décalé qui fera penser aux années 80 et 90. C’est un univers à la Wes Anderson. Les codes couleur seront très importants. Chaque scène aura sa propre ambiance. Il y a quatre tomes de prévu.



Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade

Bibliographie sélective

Edelweiss (Mayen/Mazel)
Edelweiss

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Communardes !
Les éléphants rouges

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Le sommet des dieux
1. Volume 1

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