Quand Turf explique qu'il a voulu, il y a 25 ans, créer un univers et une histoire originales pour se distinguer des autres auteurs de Bande Dessinée, on peut dire sans sourciller qu'il a parfaitement réussi. La Nef des Fous reste encore aujourd'hui à la fois résolument baroque et moderne. Alors, quel plaisir de retrouver pour de nouvelles aventures, le monde merveilleux de l'excentrique Roi Clément XVII, de la charmante Clorenthe et des fins limiers Baltimore et Bonvoisin.
Un quart de siècle de travail sur La Nef des Fous, ça s’arrose, ça se fête ?
Turf : Ça se vit. (sourire) Il n’y a pas forcément lieu de faire une fête. C’est juste que l’univers de La Nef des Fous est sans aucun doute ce que je peux faire de mieux, donc je continue.
Comment est née l’idée de cet univers baroque ?
T. : Ça a été compliqué. J’avais confectionné deux listes : celle où j’ai indiqué ce que j’avais envie de dessiner et une autre où j’ai inscrit ce que j’avais envie de raconter. Les deux listes étaient forcément différentes. Puis un jour est venue l’idée de cette ville sous la mer sous une cloche en verre. De là sont nés les personnages. Je voulais un royaume mais ne voulais pas dessiner de chevaux car je ne sais pas les faire et je n’avais pas envie d’apprendre. Je maîtrise beaucoup mieux les voitures des années soixante. Un univers particulier a donc commencé à émerger. La première fois que j’ai dessiné le roi, il était en chemise de nuit blanche et il discutait avec un garde qui était habillé en rouge. Je me suis dit que ce serait une bonne idée que le roi ait aussi un peu de rouge, je lui ai donc fait des rayures rouges. Ce n’était donc plus simplement le père de Clorenthe, il était devenu un roi bizarre. Je n’ai pas pu imaginer tout ça d’un seul coup, je l’ai nourri au fur et à mesure… en un quart de siècle comme vous venez de le dire. (sourire)
Avez-vous l’impression que le côté burlesque à l’origine s’est atténué avec le temps ?
T. : Non, je ne pense pas. Sur les autres séries, oui, c’est volontaire. Encore que… On retrouve aussi les couleurs habituelles, les personnages et les décors un peu particuliers puisque je ne travaille jamais d’après photo.
Un Grand Coordinateur qui veut prendre la place d’un Roi… Étiez-vous fan d’Iznogoud ?
T. : J’ai essayé de ne pas m’inspirer d’autres histoires. Mes grands maîtres sont Hergé, Bourgeon et Peyo. Même si j’apprécie le travail de Tabary, je n’avais pas du tout envie de faire un remake d’Iznogoud… ni du Roi et l’Oiseau. Si on retrouvait quelques ingrédients communs dans le tome un, c’était totalement le fruit du hasard. Quand j’ai voulu sortir du Roi et l’Oiseau dans le deuxième tome, on m’a dit qu’il faisait un peu penser à Iznogoud. (sourire) C’est sans doute dû à la volonté du Grand Coordinateur de prendre le pouvoir et aussi à son long pif.
Il y avait une belle histoire d’amour au début…
T. : Il y a plusieurs histoires d’amour. D’ailleurs, elles reviennent. J’ai envie de me servir des personnages de façon plus charnelle.
Les rayures rouges et blanche du Roi sont aussi présentes dans Magasin Sexuel…
T. : Oui. Sur le store, sur la cravate du maire… Partout où je pouvais placer des rayures, je le faisais sans que ça ne choque trop. C’est devenu une marque de fabrique même si ce n’est pas moi qui l’ai inventé. C’est un jeu… Ça fait plaisir à mes lecteurs d’aller chercher dans mes albums ces quelques références. Je cache aussi ma signature sur des tableaux, des plaques d’immatriculation… Il y a aussi des personnages qui passent d’une série à l’autre. Dans le dernier tome de La Nef, il y a Amandine et le Maire de Magasin Sexuel qui apparaissent, Gribouillis apparaît aussi. D’ailleurs, ce dernier apparaît aussi dans Magasin Sexuel. Le Roi apparaît chez Amandine sur un poster. Quand je passe quarante ou cinquante heures sur une planche, j’ai le temps de réfléchir et j’aime bien ajouter ce genre de choses.
Le triangle rouge présent sur les cagoules, une référence aux éditions Delcourt ?
T. : Oui. En fait, quand j’ai créé les cagoulards, j’ai voulu rendre hommage à Tintin et notamment Les Cigares du Pharaon. J’ai malheureusement jeté la première version de cette page. J’avais réalisé les même cagoulards qu’Hergé mais avec un côté réaliste. Et c’était très moche. J’ai donc recommencé en faisant des cagoulards beiges mais je les trouvais très fades. J’ai donc rajouté un logo, le triangle rouge.
Qu’est-ce qui a été le plus amusant à dessiner ? Les décors, les personnages… ?
T. : Quand j’ai créé La Nef, je voulais un monde clos qui me permette de dessiner ce que je désirais sans être obligé d’expliquer au lecteur la présence de tel ou tel objet. Malheureusement, j’ai quand même été obligé de passer par la phase explications… Je voulais donc un monde riche en créatures, véhicules et en architecture. Je souhaitais quelque chose qui ne ressemble pas à ce que faisaient mes collègues dessinateurs. À l’époque, la BD historique de chez Glénat était à la mode. Ce n’est pas pour dire que ce n’était pas bien. C’est juste que j’avais à l’époque 25 ans et que je voulais faire autre chose que ce qu’il y avait sur le marché, simplement pour trouver ma place.
Comment est venue l’idée de la chambre à monter dans le quatrième tome ?
T. : C’est une réutilisation d’un ex-libris qui avait été fait pour deux ou trois librairies. J’ai toujours aimé faire des ex-libris différents. J’essaie de faire autre chose que des personnages en pied. J’aime bien quand il y a du texte, du découpage…
Le titre du tome quatre, Au turf, c’était pour encourager les lecteurs à se mettre au boulot en montant cette maquette ?
T. : Non, c’était pour avoir deux fois mon nom sur la couverture. (rires)
Vous aviez anticipé La République en Marche en mettant des ministres tout neufs dans le dernier tome ?
T. : Même si c’est fait de façon très douce et gentille, c’est une critique du pouvoir. Le roi en rouge et blanc, ce n’est pas pour rien, c’est clairement ridicule. Les flics sont aussi assez bêtes. Je me moque de toutes les sortes de pouvoir. Les ministres ne servent à rien, c’est le roi qui décide. Mettre des nouveaux-nés à la place, je trouvais ça marrant. Ils sont aussi actifs que les précédents.
Vous évoquiez Peyo et vous brûlez des schtroumpfs…
T. : Je suis fan de Peyo. Quand j’étais tout petit, je rêvais de son univers. Quand j’ai réalisé La Nef des Fous, j’ai créé des monstres dans le monde extérieur. J’avais besoin de monstres pour faire peur à mes monstres. J’ai donc pris des personnages sympathiques pour les transformer. Les schtroumpfs étaient libres. C’est avant tout un hommage. Finalement, je me rends compte que La Nef des Fous ressemble un peu à l’univers de Peyo. C’est aussi un royaume dans un pays qui n’existe pas.
Dans quel univers sonore travaillez-vous ?
T. : C’est plutôt vaste, j’ai près de 400 CD. Cela va d’ACDC à Edith Piaf en passant par La Callas, Bach, du rock français… Il n’y a pas beaucoup de rap.
Tout est bon pour travailler ?
T. : Ça dépend. Quand j’ai envie d’être triste, je mets La Callas ou Bach. Quand je fais des couleurs, je mets du ACDC, ou du rock en général.
Qu’est-ce qui a le plus évolué dans votre style depuis 25 ans ?
T. : Je pense que c’est au niveau du scénario. Au début, il m’est arrivé de faire des pages un peu rapidement et d’improviser au niveau du scénario et, ensuite, d’être obligé de corriger tout ça. J’essaie aujourd’hui d’être un peu plus carré au niveau du scénario. Même si j’aime bien quand même me laisser une part d’improvisation pour La Nef des Fous. Je pars d’un point A pour aller à un point B mais j’ai cinquante chemins pour y arriver. Pour Magasin Sexuel et Le Voyage Improbable, il y avait vraiment une trame écrite. Le texte était parfois entièrement écrit jusqu’à la fin. Pour La Nef des Fous, j’attends la bonne idée qui va arriver un matin alors que je ne m’y attendais pas. Par exemple, la scène avec le psychiatre n’était pas prévue au départ. C’est venu en regardant un matin une émission dont le sujet était la psychiatrie, notamment sur le test de Rorschach. Le psychiatre dit que celui qui est sain d’esprit va voir un papillon, la personne dérangée va y voir un paysage fantastique. Moi, j’y voyais bien un paysage fantastique. (sourire) J’ai donc fait faire ce test à Ambroise. Je fais donc mes deux pages et quelques heures plus tard, je me retrouve à manger dans un restaurant. Il y avait une petite pochette à table où mettre les serviettes, les couteaux et les fourchettes. Cette pochette me faisait penser à une moquette murale et je me suis dit que ça irait très bien chez le psychiatre. J’ai donc récupéré les pochettes du restaurant et j’ai réalisé les deux pages en cinq ou six jours. Sauf que ces pages, je les ai faites un an avant celle qui précèdent. Je ne savais pas qu’elles seraient dans l’album.
Vous semblez aussi vous méfier du corps médical…
T. : J’aime bien me moquer également des toubibs.
Et des machines intelligentes ?
T. : Celle que j’ai créée est intelligente et a plutôt bon fond. Elle ne dérape pas et essaie de faire ça bien. Je ne me méfie pas particulièrement des machines, on verra bien ce qui va arriver…On n’est pas encore dans Blade Runner. (sourire)
Le personnage d’Arthur a quand même grandement évolué depuis le premier tome…
T. : Dans le premier tome, il était ailleurs oui. Il était sous l’influence des drogues que lui donnait Ambroise. J’ai regretté ensuite de l’avoir envoyé à l’extérieur car du coup, j’ai dû montrer des choses en dehors d’Eauxfolles que je ne voulais pas montrer au départ. Quand j’ai repris La Nef, on ne parle plus du tout de l’extérieur. On ne parle plus que du monde sous verre, la famille royale et la ville d’Eauxfolles. Je n’étais pas forcément à l’aise avec l’extérieur, ça me plaisait de le montrer mais je n’aurais pas dû. Si c’était à refaire, je l’aurais fait différemment.
Arthur est très discret dans le dernier tome…
T. : Oui, on l’aperçoit à peine et il est muet. C’est très difficile de s’occuper d’une dizaine de personnages principaux. Il vaut mieux bien utiliser un seul personnage que de vouloir les faire intervenir tous en même temps. Quand j’ai fait le tome trois dans lequel il n’y avait qu’Ambroise, on a vraiment l’impression que l’histoire avance. Si je donne deux pages à chacun, l’histoire n’avancera pas.
Le fait de laisser un personnage de côté pendant quelques tomes et de le reprendre par la suite est-il facile à gérer ?
T. : Pour un lecteur, le temps doit sembler long oui. (sourire) Mais le premier cycle ne dure que trois ou quatre jours alors que j’ai mis dix-sept ans à le raconter. Ce n’est pas dur à gérer, c’est surtout fait en fonction de ce que je dois raconter et de la façon dont je veux faire avancer l’histoire. Par exemple, dans le prochain tome, il y aura sûrement une ou deux séquences avec Arthur et Clorenthe, mais elles sont très difficiles à écrire. Ce n’est pas de l’aventure…
Le tome sept, dernier du premier cycle, a-t-il été un crève-cœur ?
T. : L’idée du tome huit est venue quand j’ai écrit la dernière page du tome sept, le long texte en gothique. Quand j’ai écrit que Baltimore quittait la police pour ouvrir un magasin de matelas, je me suis dit qu’au lieu de l’écrire, j’aurais mieux fait de le dessiner. (sourire) Quand j’ai refait des couvertures, j’ai l’habitude d’en réaliser entre chaque album, j’en ai fait une avec Clorenthe et Arthur en princesse et prince. Je me suis dit qu’on ne les avait jamais vus en prince et princesse dans l’histoire. Cela m’a donc donné envie de raconter ça. À cette époque, j’avais déjà le projet de Magasin Sexuel depuis deux ou trois ans.
On n’apprend le nom de Bonvoisin que dans le tome huit. Pourquoi pas avant ?
T. : Je me suis dit que c’était bien pendant toute la série d’avoir un personnage dont on ne voit jamais les yeux et dont on ne connaît pas le nom. Et puis là, quand il rentre dans le magasin et qu’il dit « Bonjour, c’est moi le sergent », ça faisait bizarre. Lui trouver un nom, ce n’était pas évident non plus. J’ai finalement pris le nom de Bernie Bonvoisin, j’ai trouvé que ça sonnait bien.
Gribouillis, c’était un livre à part ?
T. : C’était une belle récréation. J’ai toujours en projet de faire la suite beaucoup plus joyeuse, en couleur. C’est pour ça que j’avais prévu une fin ouverte. Il faudrait pour ça que j’arrête de partir en dédicace tous les week-ends. J’ai écrit les trois premières pages et j’ai des idées.
La Nef des Fous est repartie pour combien d’albums ?
T. : Pour l’instant, sur un cycle de trois tomes. Mais comme j’ai compliqué l’enquête des deux policiers, il se peut qu’il y en ait quatre. À la base, il y avait seulement l’enquête de la reine qui disparait. En dédicaces, quelqu’un m’a demandé s’il y aurait des coloquintes… Donc voilà… Ce qui est bien c’est que ces idées se mélangent avec la première enquête.