Jérémie Moreau n'est jamais là où on l'attend et c'est sans doute l'une des raisons de son ascension fulgurante. Dessinateur virtuose du Singe de Hartlepool, il a également lorgné du côté du récit jeunesse - Tempête au Haras - et décrit avec passion les doutes et atermoiements d'un champion de tennis - Max Winson. La Saga de Grimr, et ses paysages majestueux, a reçu de son côté un véritable plébiscite de la part des lecteurs et de la presse - Fauve d'Or du dernier Festival d'Angoulême. Vivement le prochain...
Quelle a été l’étincelle qui a provoqué La Saga de Grimr ? Un voyage, une lecture… ?
Jérémie Moreau : J’avais déjà la fin de cette histoire. Ensuite, j’ai cherché un lieu : Guadeloupe, Japon… Un endroit dans lequel une grosse éruption volcanique était possible. J’ai ensuite effectué un voyage en Islande. J’ai trouvé les paysages somptueux et magnifiques. Ce qui a fini de me convaincre est d’avoir mis la main sur cette fameuse éruption volcanique de 1783. J’ai ensuite lu le livre La Cloche d’Islande d’Halldor Laxness qui se passait pile à cette période et qui me permettait d’avoir des références sur le comportement des islandais à cette époque, leur rapport aux danois, leur fierté atteinte. Eux qui étaient des grands vikings, ils sont mis à terre dans la misère la plus totale. Ils ont cependant gardé une fascination pour les sagas d’antan, ce qui constituait leurs dernières bribes de fierté. Je me suis dit qu’il serait intéressant de faire ressurgir un héros à cette époque justement, quand le pays n'en comptait plus. Une saga est en fait un récit en prose d’hommes qui sont dignes de mémoire. Je raconte donc l’histoire de cet orphelin qui doit réaliser quelque chose d’important dans sa vie et qui doit trouver comment laisser son empreinte dans son pays.
Cette fin que vous évoquez était-elle la construction d’un mur ou le fait d’assurer la protection de la population ?
J.M. : L’idée toute première était la beauté de l’image d’une personne en train de construire un mur au milieu des gens. Toute la beauté est qu’il le fait alors que tout le monde le déteste. Il le fait bien sûr par amour pour cette fille qu’il a rencontrée… Mais pour moi, il a presque perdu conscience de ce qu’il fait, il le fait simplement parce qu’il sait qu’il doit réaliser un exploit.
Ce commerce d’enfants roux, c’est une invention ou un fait historique ?
J.M. : C’est quelque chose que j’ai trouvé dans le roman que j’évoquais plus haut. J’ai pioché pas mal de choses dans cette lecture. Les héros se ressemblent assez d’ailleurs. Ce sont tous les deux des voyous un peu hirsutes. C’est un gros changement par rapport à Max Winson qui était de l’invention pure. Être en 1783 en Islande m’obligeait à glisser mon histoire dans un contexte historique. C’est quelque chose que j’aime bien et auquel je ne me prédestinais pas du tout. Plus ça va, plus j’aime trouver ce petit moment dans l’Histoire où je vais pouvoir glisser ce que j’ai envie de raconter.
Le roux rappelle aussi la couleur de la lave…
J.M. : Grimr est le personnage qui représente en fait l’Islande. Tout le monde le fustige parce qu’il n’a pas de nom et c’est finalement le plus islandais de tous. C’est lui qui ressent l’Islande dans ses tripes et la catastrophe finale avant tout le monde. Le poète lui dit d’ailleurs qu’il est sauvage et indomptable comme l’Islande. Pour moi, c’était une métaphore de combiner ce personnage et l’Islande.
Dans tous vos albums, on retrouve un gamin qui possède en lui une force phénoménale…
J.M. : Oui… C’est le moment du bilan. (sourire) Il y a forcément un rapport avec ma vie au niveau du dessin, d’avoir toujours voulu gagner le Grand Prix d’Angoulême (Jérémie Moreau ne savait pas encore que La Saga de Grimr était le prochain Fauve d'Or, NDLR). C’est sans doute aussi dû à la lecture de tous les shonen et de Dragonball en particulier : l’histoire d’un petit gars perdu à la campagne et qui, en se surpassant, va devenir le meilleur de tous les temps. J’étais déjà parti un peu de ça pour Max Winson. J’ai plein d’amis qui me demandent quand je vais raconter l’histoire d’un type banal. Vu que je n’ai pas envie de me répéter, ça va finir par arriver.
La création d’un personnage tel que Vigmar, est-ce un vrai plaisir ?
J.M. ! Je me rends compte que c’est un personnage qui touche beaucoup les lecteurs alors qu’il est quand même voleur et roublard. C’est aussi un lettré. Je pense souvent aux duos dans mes histoires un peu comme celui de Don Quichotte. Il fallait que Vigmar soit attachant tout en étant très énervant. Les joutes verbales pour déterminer quelle était la meilleure saga, c’est quelque chose de très islandais. Ça finissait toujours en méga baston.
Avez-vous lu des sagas islandaises pour vous en inspirer ?
J.M. : Non, mais j’ai lu un bouquin de la pléiade écrit par Régis Boyer, un spécialiste des littératures nordiques. Tout transite par lui. Il a traduit toutes les grandes sagas médiévales. J’ai parcouru toutes les préfaces, tout ce qui explique l’histoire des sagas. J’ai lu ensuite des extraits de ces sagas mais ce sont des lectures un peu arides, tout l’inverse de ce que peut être Proust. Ce sont des phrases sujet-verbe-complément. On raconte aussi la vie de toute la descendance et des ancêtres, si cela a eu une incidence sur la vie du héros. Parfois, on se tape toute la vie des ancêtres avant d’arriver au héros dont la saga porte le nom.
Existe-t-il un fil rouge entre toutes ces sagas ?
J.M. : Il y a toujours un passage : le procès. C’était l’une des choses centrales de la vie à l’époque. Vu que c’était un pays d’hommes libres, sans armée, ils étaient obligés de légiférer entre eux. Ils organisaient une réunion saisonnière tous les ans en juin où ils réglaient tous les problèmes de l’île.
Quelle est la caractéristique de Grimr : une évolution ou une mutation ?
J.M. : Il cherche son identité. Tout le monde le voit comme un indésirable. Il cherche terriblement à exister. Il ressemble un peu au personnage de Tempête au Haras, un petit gars qui a la rage et qui veut crier son existence au monde. Cette rage, il la met dans cette espèce de construction de pierres.
Un autre personnage très fort est cette femme qui élève ses trois filles…
J.M. : Oui, c’est un personnage que j’adore. Je l’ai créé en pensant très fort à une chanson de Brassens qui me noue la gorge chaque fois que je l’écoute : Pauvre Martin. Ça raconte l’histoire d’un petit paysan qui laboure son champ sans que personne ne fasse attention à lui. Il laboure même les champs des autres et finit par s’enterrer lui-même. La femme de La Saga de Grimr travaille comme une dingue dans le secret de tout le monde, s’est isolée complètement des hommes. J’aime bien la scène dans laquelle sa fille se marie. Depuis des années, elle est devenue complètement misanthrope, mais pour sa fille elle revient quand même parmi tout le monde. J’ai une propension aux personnages tristes, taiseux et touchants. Quand j’écris mes scénarios, ça revient beaucoup. Le poète est un peu du même style.
Cette femme est peut-être le personnage le plus fort du livre…
J.M. : C’est en tout cas le personnage qui me permet de m’en sortir quand on m’attaque sur le sexisme de mes bouquins. (sourire) On me demande pourquoi une femme n’a pas un grand rôle dans mon histoire. Je leur réponds alors que cette femme forte aurait très bien pu être un personnage d’homme. Elle laboure son champ et élève ses filles en se tuant à la tâche.
Sa fille a aussi du caractère d’une certaine manière…
J.M. : Oui. Elle est pour moi toute jeune, elle doit avoir seize ans dans l’histoire. À la fin, elle commence à prendre un peu des décisions. Rien que le fait de s’en aller avec le chien pour aller raconter l’histoire est déjà un début d’émancipation.
Comment avez-vous travaillé sur les textures ?
J.M. : C’est de l’aquarelle. J’ai trouvé les idées graphiques en marchant sur le chemin de Compostelle. J’ai eu un déclic à force de peindre la nature, de réfléchir comment m’y prendre pour la végétation. J’aime bien changer de technique d’une BD à une autre. Souvent, les déclics se font dans les carnets de voyage où je découvre une nouvelle façon de faire. J’essaie après de réinjecter ça dans les planches en essayant que cela fonctionne narrativement. Comme dans La Saga de Grimr les paysages étaient beaucoup plus présents que dans Max Winson, je me suis dit que ça allait à merveille. Le papier sur lequel je travaille est un peu texturé.
Ce changement de technique d’un album à l’autre, c’est un challenge ?
J.M. : C’est quelque chose qui se fait naturellement. Quand j’imagine une histoire, j’imagine des dessins qui sont chaque fois différents. Il est évident que je n’aurais pas pu faire Max Winson avec ce style-là. Ça n’aurait pas servi à grand chose de faire des peintures incroyables de terrains de tennis. C’est à chaque fois le projet qui me dicte un peu la technique que je dois utiliser. Si un jour je reviens à quelque chose de plus contemporain, je travaillerais surement plus à la règle, avec des aplats… Je lis en ce moment beaucoup de Tezuka et du coup ça m’influence sur ce que j’ai envie de faire.
Un projet est donc en cours ?
J.M. : Oui, je suis en train de l’écrire. C’est pour moi la phase la plus importante. Si j’ai fait de la bande dessinée, c’était vraiment pour raconter des histoires. D’ailleurs, quand Wilfrid Lupano m’a contacté pour Le Singe de Hartlepool, j’écrivais Max Winson. J’avais déjà quitté l’animation pour pouvoir raconter des histoires. Je n’avais qu'une formation de dessinateur et pour arriver aux mots, au scénario, cela a été très difficile. Beaucoup de dessinateurs me demandent d’ailleurs comment passer du dessin au scénario. Il y a un moment très compliqué où l’on se pose beaucoup de questions. Du coup, j’ai été dans cette phase-là. J’ai dont été voir le scénario du Singe de Hartlepool pour prendre modèle, pour comprendre comment on devait l’écrire. En me plongeant dedans, je me suis rendu compte que j’aimais beaucoup ce scénario et que c’était peut-être une bonne idée d’accompagner ce projet. Commencer par gérer la dimension graphique, tenir un style sur une centaine de pages… J’ai ensuite réussi à taper du poing sur la table à tous ceux qui souhaitaient que je continue à dessiner alors que je voulais réaliser Max Winson. Maintenant que j’ai acquis cette liberté, je veux vraiment poursuivre dans cette direction. La petite exception à été Tempête au Haras, puisque c’est une adaptation. Mes quatre prochains albums seront réalisés par moi seul.
Ce nouveau projet s’accompagne-t-il de nouveau d’un changement de technique ?
J.M. : Je vais rester aux couleurs directes. Cela se passe pendant la Préhistoire et il y a toujours un rapport assez fort entre l’Homme et la Nature. Dans le traitement des personnages, il y aura peut-être quelque chose de plus graphique. Je reviens à un trait plus présent, à la plume, plus Tezuka que franco-belge. (sourire) Les paysage seront plus évanescents.
Et une histoire avec une héroïne ?
J.M. : J’y pense à chaque fois. Beaucoup de copines me disent : encore une histoire avec un garçon ! L’histoire changerait-elle si c’était une fille ? J’ai une sensibilité masculine et je pense que l’histoire changerait forcément. Les idées me viennent du point de vue d’un garçon. Il faudrait peut-être que je fasse une histoire sur un couple, ce qui me permettra de traiter le personnage féminin de façon aussi importante que le personnage masculin. Je fais surtout très attention aux clichés. Il faut parfois écrire une scène une dizaine de fois pour qu’elle soit dénuée d’un certain classicisme.