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Si Camus vous était conté

Entretien avec Jacques Ferrandez

Propos recueillis par L. Gianati Interview 15/11/2017 à 14:21 6861 visiteurs

C'est en voisin que Jacques Ferrandez s'est rendu au Festival du Livre de Mouans-Sartoux. L'occasion d'évoquer Le Premier Homme, sa dernière adaptation d'Albert Camus, mais aussi sa proximité avec l'auteur de l’Étranger.  En prime, quelques nouvelles sur un troisième cycle des Carnets d'Orient, en cours de réflexion.


De quand date cette proximité avec Albert Camus ?

Jacques Ferrandez : Ma famille paternelle avait un magasin en face du pas de porte de là où Camus a passé toute son enfance à Alger. J'ai aussi une histoire plus tournée vers l'ouest algérien avec ma famille maternelle mais Alger, ma ville natale, a quelque chose de particulier.

Pourquoi avoir commencé à adapter Camus par une nouvelle finalement peu connue, L'Hôte ?

J.F. : Parce que je l'aimais beaucoup. Je l'avais lue il y a très longtemps et c'est une nouvelle qui résume beaucoup de choses que l'on peut retrouver par ailleurs chez Camus. Elle parle également de l'Algérie, pas celle de la côte et du soleil, mais celle des hauts plateaux et de l'arrière-pays, très âpre et très dure. Je l'ai proposée à plusieurs reprises chez Gallimard mais on me disait que c'était impossible et que les ayants droits s'opposaient à ce qu'il y ait une version en images de l’œuvre de Camus. C'est en 2008 que j'ai rencontré Catherine Camus, fille d'Albert, qui m'a donné son accord. Pour moi, c'était aussi plus facile de démarrer sur une nouvelle peu connue. Je n'aurais jamais osé commencer par adapter un roman comme L’Étranger ou comme Le Premier Homme que j'ai lu dès qu'il est sorti en 1994. Cela m'a permis de rentrer pas à pas dans l'univers de Camus.

Catherine Camus, que vous remerciez également en préface du Premier Homme, vous a-t-elle suivi sur toutes vos adaptations ?

J.F. : Oui. Nous n'avons en fait jamais cessé de nous voir depuis 2008 concernant tous les travaux que j'ai pu réaliser sur Camus. Elle m'a tout d'abord fait confiance, puis elle m'a encouragé et soutenu. De mon côté, j'ai essayé chaque fois de la mettre dans la boucle pour qu'elle valide déjà mon scénario, chose très importante. Je lui envoie également mes storyboards préparatoires au fur et à mesure. Le Premier Homme était peut-être encore plus délicat pour elle, puisque l'histoire évoque son père et sa grand-mère. Elle ne voyait pas trop comment je pouvais traiter quelque chose d'aussi personnel. Mon choix de tirer ce récit plutôt vers la fiction, vers l'histoire de Jacques Cormery plutôt que vers celle d'Albert Camus, m'a permis de mettre plus de choses et d'inventer certaines séquences comme celle du cocktail chez Gallimard ou comme la présence de la jeune femme qui l'a accompagné pendant la deuxième partie du récit.

Selon vous, pourquoi Albert Camus a-t-il utilisé un autre personnage, Jacques Cormery, pour écrire sa propre histoire ?

J.F. : Je pense qu'il voulait vraiment faire un roman et non une autobiographie. Il souhaitait faire quelque chose de beaucoup plus ample qui évoque également la présence française en Algérie, une sorte de Guerre et Paix. L'aspect autobiographique ressort forcément puisqu'il s'inspire de son propre vécu mais il est gommé par l'écriture à la troisième personne, celle de Jacques Cormery. L’Étranger, même écrit à la première personne, n'est pas non plus une œuvre autobiographique. Pour Le Premier Homme, Camus a dû prendre une certaine distance au risque de nourrir tout son roman avec sa propre expérience, sa propre élévation puisqu'il aurait dû être condamné à demeurer dans un milieu social très défavorisé. Il aurait pu devenir tonnelier comme son oncle. Grâce à l'instituteur notamment, il est parvenu à prendre un chemin différent. Ça le renvoie forcément aux conditions de vie de sa grand-mère, de sa mère analphabète, de son père mort pendant la guerre de 14-18. Il y a constamment des choses qui rapprochent Jacques Cormery d'Albert Camus mais l'idée était vraiment de faire une histoire qui soit moins personnalisée. De plus, l'auto-fiction à l'époque était très peu répandue. Il voulait à travers un roman dire beaucoup plus que de simples articles de journaux signés "Albert Camus".

Pour quelles raisons le roman est-il paru aussi longtemps après la découverte des manuscrits en 1960 ?

J.F. : Les manuscrits étaient dans la sacoche d'Albert Camus au moment où celui-ci a trouvé la mort dans un accident de voiture. La veuve d'Albert Camus a retranscris le contenu de ce manuscrit, elle a ensuite pris conseil auprès de ses proches qui lui ont tous déconseillée de publier ce roman. D'abord parce que c'était un roman inachevé mais aussi car la Guerre d'Algérie était encore là et que sa publication pouvait desservir l’œuvre d'Albert Camus. Entretemps, Catherine a décrypté les carnets de son père et elle s'est familiarisée avec son écriture qui était très difficile à déchiffrer. Elle a alors proposé une nouvelle rédaction du manuscrit et, des années plus tard, en 1994, l'a proposé à la publication sous une forme qui comprenait également les notes de bas de page ainsi que tous les éléments extérieurs au roman, complétés ensuite de nouveau dans la version de la Pléiade. Je pense que cela a été une sorte d'apothéose dans l’œuvre de Camus qui était achevée du fait de sa mort. Ce roman a apporté beaucoup d'éléments à tous les gens qui aiment cet auteur, y compris les universitaires et les chercheurs.

Adapter une œuvre inachevée, c'est plus de libertés ou plus de contraintes ? N'avez-vous pas eu la tentation de remplir les blancs laissés par l'auteur ?

J.F. : La tentation est grande mais j'ai toujours été très loyal vis à vis du texte de Camus, que ce soit envers les mots ou l'esprit général du récit. C'était très important dans ma relation avec Catherine de conserver cette loyauté. Cela ne veut pas dire servilité puisque j'ai aussi pris des libertés. J'ai ajouté des éléments qui tirent vers la fiction pour éviter d'en mettre d'autres qui n'auraient pas été conformes avec la biographie de l'auteur, notamment cette jeune femme qu'il emmène avec lui dans la deuxième partie du récit. Ce n'était pas dans les habitudes de Camus d'emmener avec lui ses conquêtes quand il retournait voir sa mère en Algérie. J'avais besoin de cette interlocutrice pour ne pas tomber dans un monologue. C'est une liberté que j'ai prise mais somme toute logique par rapport aux notes dont je parlais qui indiquent un prénom qui revient, Jessica, avec des petites séquences qui se rapportent aux relations que Jacques Cormery aurait eues avec les femmes. Il faut bien avoir en tête qu'à la mort d'Albert Camus, il était en plein écriture et que le roman aurait très bien pu faire deux ou trois fois le volume de ce qui a été finalement publié. Je ne peux évidemment pas imaginer ce que Camus aurait réellement fait mais utiliser ses notes pour nourrir les blancs m'a permis de rester dans les clous.

Jacques Cormery explique d'ailleurs à Jessica qu'il ne peut pas aimer une femme comme il a aimé sa mère...

J.F. : Oui, on lorgne là du côté de Freud ou de Lacan mais, en effet, on peut considérer à la lecture de ce roman que la seule femme qui ait vraiment compté dans la vie d'Albert Camus, c'est sa mère. D'ailleurs, le roman lui est dédié. Il y a un déchirement à la fois par rapport à la terre d'Algérie à l'époque où il écrit le roman et par rapport à sa famille qui s'éloigne peu à peu. Il se demande s'il n'est pas en train de trahir les siens avec la vie qu'il mène qui n'est plus du tout conforme à celle qu'il aurait eue en restant sur sa terre natale. La recherche qu'il effectue alors sur les personnes étant restées sur place est très volatile. Sa mère ne peut pas lui dire grand chose. Il se retrouve dans une situation très inconfortable. Le but du Premier Homme est aussi de rendre hommage, de raconter la vie de ces "petits blancs" en Algérie au moment où on est en train de les exclure complètement de l'Histoire. La place des femmes est effectivement très importante dans la vie d'Albert Camus mais je ne sais pas comment ils les auraient intégrées dans ce roman.

Le récit commence par deux séquences proches l'une de l'autre : une naissance et un décès...


J.F. : Oui, le récit commence effectivement par la naissance de Jacques, puis celle où ce dernier se rend compte que son père est mort à l'âge de 29 ans alors qu'il devait déjà dépasser la quarantaine.

Est-ce finalement l'élément déclencheur d'une prise de conscience et d'une volonté de retour sur sa terre natale ?

J.F. : Oui. Jacques se retrouve avec une expérience de vie qui est supérieure en temps à celle de son père et il va se demander quelle a été son existence et par la même celle de ceux qui l'ont précédé. J'ai supprimé un chapitre qui était présent dans le livre, celui du retour à Saint-Brieuc. Dans cette séquence, il va voir son ancien maître. On peut penser que c'est Jean Grenier, son ancien professeur de philosophie à Alger. Je trouvais que ce chapitre ralentissait un peu le récit et qu'il était assez désagréable : le personnage n'est pas très sympathique et les critiques fusaient entre les deux protagonistes. Je l'ai remplacé par une séquence parisienne, celle du cocktail, où l'on comprend que Jacques est écrivain et qu'il se sent déjà un peu exclu dans le milieu des intellectuels. "Ce qu'ils n'aiment pas en moi, c'est l'algérien", c'est une phrase que Camus a laissée dans ses notes.

Plutôt que d'utiliser des flashbacks, on voit dans une même case un même personnage à des âges différents...

J.F. : Je voulais éviter les flashbacks trop codifiés avec des couleurs sépias ou un passage en noir et blanc quand on évoque le passé. Tout est tellement mêlé dans ce récit, le présent ainsi que les différentes couches du passé, qu'il fallait que tout soit très fluide et que le texte d'accompagnement permette de faire la liaison. Il y a parfois de petites transitions. Quand le lecteur découvre la mère de Jacques pour la première fois, il y a une sorte de décomposition du temps où on la voit de plus en plus jeune sur trois cases. J'ai essayé de ne pas mettre d'artifices de narration qui permettent de se situer très précisément dans le temps.

Chapitrer le récit lui permet-il de donner du rythme à la narration ?


J.F. : C'est la première fois que je fais une bande dessinée d'un seul tenant de 150 pages. Je me suis dit que sans chapitres, il y aurait sans doute eu une sorte de saturation. J'ai utilisé les chapitres également dans Les Carnets d'Orient pour une pagination pourtant moins importante.

Adapte-t-on Camus comme on adapte Pagnol (L'eau des Collines - Casterman, NDLR) ou Benacquista (L'Outremangeur - Casterman, NDLR) ?


J.F. : Il faut toujours qu'il y ait une rencontre, que ce soit pour un sujet ou pour un auteur, vivant ou mort. Pour Camus, c'est un peu différent puisque son histoire rejoint très intimement celle de ma propre famille. L'enfance de mon père est très proche de celle de Camus, mon père est né en 1918, Camus en 1913... Ils ont sans doute eu les même jeux dans le même quartier d'Alger et ont fréquenté les mêmes établissements scolaires. Mon père est mort un an avant la sortie du Premier Homme... Camus a également beaucoup nourri mon travail sur la deuxième période des Carnets d'Orient où il intervient lui-même dans une séquence et où beaucoup de ses phrases sont mises en exergue ou utilisées par des personnages.

Avez-vous vu le film de Gianni Amelio (Le Premier Homme (2013), NDLR) ?

J.F. : Oui, je l'ai d'ailleurs vu ici-même à Mouans-Sartoux pour la première fois. J'ai bien aimé le film mais j'ai aussi été soulagé. J'avais peur qu'il soit "définitif" et que je n'ai plus rien à ajouter dans un album.  (sourire) J'ai trouvé qu'il m'a laissé des espaces et des séquences, traitées de façon marginale dans le film. Le quartier, même s'il se situe à Alger, n'est pas le "vrai" quartier dans lequel Camus a grandi. La Bande Dessinée laisse cette latitude de représenter avec exactitude la réalité, chose que le Cinéma ne peut pas se permettre, à moins de posséder des moyens extraordinaires.

Avez-vous besoin de vous rendre sur place, à Alger, chaque fois que vous évoquez ce lieu dans vos albums ?


J.F. : Il y a bien sûr un travail de mémoire, ce qui veut dire connaître et avoir connu les lieux. Ensuite, quand je dessine par exemple la rue de Belcourt, j'ai évidemment de la documentation sous les yeux, soit des photos à moi pour des lieux qui n'ont pas forcément changé, soit des photos des époques concernées. Il y a du repérage qui est effectué quand je vais à Alger pour comprendre les itinéraires. J'ai ajouté dans l'album des véhicules militaires quand Jacques et Jessica se baladent dans Alger en 1957, chose qui n'était pas présente dans le roman. J'ai essayé de contextualiser et de ne pas faire quelque chose qui soit intemporel.

Un troisième cycle des Carnets d'Orient est-il toujours d'actualité ?

J.F. : Oui, il est en route. Je lis beaucoup d'ouvrages sur la période post-coloniale. Il n'est pas exclu que j'évoque également la période actuelle avec des flashbacks sur 1962 et toutes les périodes intermédiaires, y compris les années noires des années 90. Je pense que cela va m'occuper un certain temps avant que quelque chose ne soit publié. Le sujet était sensible pour les périodes précédentes, il l'est encore plus aujourd'hui. Certaines susceptibilités sont encore présentes, peut-être plus en Algérie qu'en France.


Propos recueillis par L. Gianati

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