La couverture laisse peu de place au doute : Alena est un récit sanglant et angoissant. Mais les thèmes que Kim W. Andersson abordent vont bien au-delà de ceux d'un thriller glaçant et cruel : le passage douloureux de l'adolescence à l'âge adulte en fait également partie et n'est pas, loin s'en faut, le moins intéressant. Si le polar suédois est aujourd'hui une référence, le récit d'horreur venu du grand Nord pourrait prochainement faire parler de lui.
Alena est d’abord sorti en Suède, puis aux USA avant que Glénat ne le fasse paraître en français. Que pouvez-vous nous dire à propos ce trajet éditorial à rebondissements ?
Kim W. Andersson : Oui, l’histoire a d’abord été publiée en épisodes dans un magazine en Suède, avant de paraître en album en 2012. J’étais en contact depuis pas mal de temps avec Dark Horse (Éditeur de comics, NDLR), car ils avaient déjà publié un de mes livres Love Hurts, puis m’avait commandé une autre histoire, Astrid. Personnellement, je désirais qu’ils publient Alena en anglais, mais ils n’étaient pas très chaud. Je crois que c’est parce qu’ils trouvaient l’histoire trop terrifiante, mais dès qu’ils ont appris qu’une adaptation au cinéma avait été faite (Film de Daniel di Grado sorti en Suède en 2015, NDLR), Dark Horse a voulu le publier.
Paradoxalement, la couverture américaine est nettement plus effrayante que la française…
K.W.A. : En fait, la couverture que j’avais faite pour l’édition suédoise ressemblait trop à Umbrella Academy, un titre du catalogue Dark Horse. Ils m’ont donc demandé d’en faire une autre que Glénat a également reprise.
À propos de la couverture suédoise, ne trouvez-vous pas que l’illustration dévoile un peu trop la vraie nature d’Alena ?
K.W.A. : Oui, vous avez raison. Durant la prépublication, des lecteurs pensaient avoir trouvé comment l’histoire se finirait. Je savais que c’était une possibilité, mais l’important n’est pas là. Le plus important pour moi, c’est que l’héroïne ne sache pas ce qu’il lui arrive, peu importe si le lecteur en sait plus. C’est un choix narratif de ma part. Pour la petite histoire, les nombreux lecteurs qui pensaient savoir comment finirait l’histoire ont finalement bien été étonnés en découvrant celle que j'avais choisie (rires). Pour revenir à la couverture, en fait, c’est un dessin que j’ai réalisé avant d’avoir écrit le livre. C’était une idée, une vision de ce que serait l’histoire. J’ai mis l’illustration au mur et elle m’a accompagné tout au long de la réalisation de l’album, comme un symbole de l’ensemble de ce que je voulais raconter. J’ai fait d’autres essais de couvertures, mais aucune ne m’a convaincu. Ce premier jet était juste parfait. D’ailleurs, elle a été réutilisée pour le film.
La distribution est majoritairement féminine. Est-ce que des personnages féminins sont indispensables pour ce genre d’histoire mêlant romantisme et horreur ?
K.W.A. : Je ne sais pas si c’est indispensable, mais je pense que c’est important. J’ai toujours eu beaucoup de jeunes femmes dans mon lectorat et je voulais leur proposer une histoire à laquelle elle pourraient s’identifier. Pas juste des héroïnes sans peur et sans reproche, une vraie distribution avec toutes sortes de caractères différents : des héroïnes évidemment, mais aussi des méchantes et, généralement, tous les autres rôles. Même le seul protagoniste masculin, Tobias, a un rôle traditionnellement féminin, l’objet romantique. Pour moi, c’était à la fois une expérience et une sorte de défi. Je suis particulièrement content du résultat.
Le cadre du récit – un pensionnat – et l’âge des protagonistes – des adolescentes – vous ont permis de concevoir tout une brochette de caractères très différents alors que celles-ci vivent une période clef de leur développement.
K.W.A. : Oui, l’adolescence est un moment excitant de votre vie. Pour un adolescent, tous les événements, même les plus anodins, deviennent dramatiques car ce sont, à chaque fois, des premières fois. L’amour, la solitude, la tristesse, tout est ressenti mille fois plus fort que pour le commun des mortels. Pour le pensionnat, j’ai choisi cet endroit parce que je pensais qu’il était « cool ». De plus, dans cette école privée, toutes les filles doivent porter un uniforme et donc, en apparence, se ressemblent, alors qu’en profondeur, elles sont très différentes. J’ai choisi ce cadre pour donner des limites à mon récit : une petite zone isolée de la société, comme on se sent à l’adolescence d’ailleurs. Entre jeunes, on est seul au monde, les adultes ne font pas partie de votre univers, ils sont ailleurs, dans une autre dimension, celle des parents, des professeurs.
C’est un vase clos, c’est pourquoi on ne voit pratiquement pas les parents, juste ceux d’Alena au début du livre ?
K.W.A. : Oui, ils sont juste mentionnés, on leur téléphone à la rigueur, c’est tout. On ne les voit pas. C’est un choix que j’ai fait dès le début. C’est comme dans Tom & Jerry, on ne voit jamais les humains, juste leurs pieds (rires).
L’album offre une vision très noire de l’adolescence. Alena ne s’accepte pas et s’invente une vie rêvée pour compenser.
K.W.A. : L’histoire est très personnelle, j’y ai mis beaucoup de moi-même, notamment le fait de devenir adulte, ce genre de changement. Ensuite, sans chercher LA vérité, j’explore, je vais à droite et à gauche dans ces sentiments et ces ressentis : les classes sociales, la sexualité et le féminisme évidemment. De plus, comme j’adore le genre horreur, j’ai choisi ce moyen pour arriver à mes fins. L’horreur est évidemment un peu extrême mais, pour moi, c’est un moyen très naturel pour raconter. Je suis chacune de ces filles, mais je n’ai jamais tué personne ! (rires). L’écriture a été presque thérapeutique. Ça a été très difficile par moments car ça a fait ressurgir beaucoup de choses en moi. Quand le film a été signé, j’ai été obligé de me replonger dans l’histoire et j’ai commencé à l’analyser, chose que je ne fais jamais. J’ai réalisé que la personne qui a écrit ce livre était une personne complètement différente du moi d’aujourd’hui. C’est la preuve que je devais faire cet album, je suis bien plus heureux maintenant (rires) !
À propos du film, quel a été votre rôle dans cette adaptation ?
K.W.A. : J'y fais une apparition et j’ai une ligne de dialogue ! Il y a deux hommes dans le film et je suis l’un des deux (rires). J’ai participé à l’écriture du scénario, au casting, au choix des costumes, etc. J’ai travaillé sur le projet jusqu’au début du tournage. Après, je me suis mis en retrait et j’ai laissé la place au metteur en scène. Il s’agit de son film, même si je m’y suis beaucoup investi. Je suis très fier du résultat.
Avez-vous aimé travailler dans le monde du cinéma ?
K.W.A. : C’est très très différent de ce que j’ai l’habitude de faire. En fait, c’est totalement à l’inverse de ce que je fais habituellement pour la BD. D’habitude, je travaille complètement seul. Maintenant, j’ai un éditeur américain et, bientôt, un français. À l’époque, je travaillais en solo, sauf pour quelques coups de main ponctuels et amicaux donnés à d’autres auteurs. Par contre, pour un film, il y a au moins une centaines de personnes concernées ! Chacune a sa petite tâche et tout doit s’accorder parfaitement. Voilà pourquoi un film prend autant de temps.
Dans le film, comme dans la BD, l’assistante sociale a un rôle important. Est-ce que le fait qu’elle soit enceinte renforce son côté maternel, spécialement envers Alena ?
K.W.A. : J’ai écrit toute une histoire entourant ce personnage, mais je ne l’ai pas vraiment utilisée. Il y a juste une ou deux évocations dans le livre. En fait, Alena vient d’une autre école, une école publique. Sa famille est financièrement modeste, elle est une pauvre au milieu de gosses de riches. L’assistante sociale a connu Alena dans son ancienne école. Elle partage avec Alena cette même expérience de se retrouver dans une classe sociale différente, même si la situation est un peu différente pour cette dame. En effet, elle s’est mariée avec une personne aisée et est donc à cheval entre ces deux mondes. Elle s’identifie un peu à Alena et essaye de prendre soin d’elle. Elle fait de son mieux pour l’aider, même si cette dernière ne veut pas de cette aide.
À propos de cinéma, l’album semble avoir été influencé par l’univers des films Giallo (le giallo est un genre de film d'exploitation, principalement italien, à la frontière du cinéma policier, du cinéma d'horreur et de l'érotisme, NDLR) et, évidemment, par son metteur en scène vedette, Dario Argento...
K.W.A. : Oui... C’est plus une invention de l’attachée de presse qu’une volonté de ma part (rires). J’adore quand même ce rapprochement, c’est une comparaison flatteuse. S’il y a influence, c’est plutôt au niveau des couleurs. Une partie de la colorisation du livre utilise la même sensibilité que Dario Argento dans ses films. À quinze ans, j’ai passé littéralement tout un été à regarder des films d’horreur, tous les classiques y sont passés. Aujourd’hui, je les mélange tous, mais ça a laissé des traces. (rires)
Il y a une « école » suédoise du polar, est-ce la même chose pour l’horreur et le fantastique ?
K.W.A. : Oui, il y a quelques bon auteurs d’horreur en Suède. John Ajvide Lindqvist, par exemple, il est l’auteur de Laisse-moi entrer, un roman qui a aussi été adapté au cinéma (Sous le titre Morse en français, NDLR). C’est une histoire d’enfants vampires. Personnellement, après plusieurs histoires fantastiques, j’ai envie de passer à autre chose. En fait, je m’intéresse plus à la science-fiction maintenant et mon prochain album, Astrid, est une histoire de SF.
C’était notre prochaine question ! (rires) Que pouvez-vous nous dire à propos d’Astrid ?
K.W.A. : Mon but est de créer un personnage récurrent et d’écrire plusieurs récits autour de celui-ci. J’ai imaginé Astrid, le premier volume est sorti en Suède et aux USA chez Dark Horse et devrait arriver en France prochainement (Chez Glénat normalement, NDLR). C’est du space-opera, je suis très content du résultat et je me réjouis d’entamer le seconde tome.
Astrid, une autre héroïne ?K.W.A. : Oui, mes personnages principaux sont toujours des femmes. La raison principale est politique, je suis féministe et je pense qu’il devrait y avoir plus d’héroïnes dans les œuvres de fiction. Une autre raison est que j’ai toujours eu beaucoup plus de lectrices que de lecteurs et je voulais leur rendre la pareille avec des personnages auxquelles elles peuvent s’identifier. Et puis, j’aime énormément dessiner les filles (rires).
En France, un tirage de 15000 exemplaires est considéré comme un succès. Quel est l’état du marché de la BD en Suède ?
K.W.A. : La France est une exception ! En Suède, le marché est dynamique, il y a autant d’auteures que d’auteurs, le lectorat est également très féminin. La particularité est que les titres à succès ne sont pas mainstream, ils seraient même considérés comme underground dans d’autres contrées : de la satire, des autobiographies, des histoires politiques, le tout en N&B avec des dessins très typés. Mes histoires, qui sont classées mainstream aux USA et ailleurs, sont considérées comme alternatives dans mon pays ! J’ai une base de fans très fidèles qui me suivent, mais ce n’est pas une foule immense (rires). En Suède, on me dit que mes BD sont américaines et quand je vais aux USA, elles sont cataloguées comme européennes… Je suis un peu au milieu. Au début, ça m’énervait un peu mais, maintenant, je vois ça comme une force. Je suis un Suédois et je peux lire des BD de toute la planète, pour ensuite écrire mes propres histoires qui seront à leur tour lues un peu partout.
Selon votre expérience, est-ce que vos lecteurs sont différents d’un pays à l’autre ?
K.W.A. : Mon lectorat d’origine, en Suède, est constitué de jeunes filles plutôt "goth". Aux USA et en France, je pensais toucher le même type de lectrices. À New York, c’était plutôt des garçons. Par contre, j’ai fait une séance de dédicace à Paris et l’organisatrice avec ses cheveux verts et ses ongles peints en noirs ressemblait exactement à mes lectrices suédoises ! Évidemment, j’espère que tout le monde apprécie mes BD, mais le public "goth" constitue une excellente audience.
Propos traduits de l'anglais par A. Perroud