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« Gus est mon jouet préféré »

Entretien avec Christophe Blain

Propos recueillis par L. Gianati et A. Perroud Interview 02/03/2017 à 09:31 12744 visiteurs

L'attente fut longue mais le résultat est à la hauteur des espoirs que suscitait le quatrième tome des aventures de Gus et de ses comparses. Des héros plus mâtures, des choix de vie plus ou moins assumés, des personnages malmenés et parfois mutilés, Christophe Blain entretient avec ses trois pieds nickelés des rapports particuliers et les châtie largement autant qu'il les aime. Une bonne nouvelle n'arrivant jamais seule, il est question dans cet entretien de la suite - déjà ! - de Gus et d'une autre arlésienne, le tome six d'Isaac le Pirate.


Une si longue attente entre les tomes trois et quatre découle-t-elle d’un ras-le-bol du western, d’une envie d’explorer d’autres horizons ?

Christophe Blain : Non. Les personnages ne m’ont en fait jamais vraiment quitté. Ce sont simplement d’autres projets qui se sont intercalés. C’est vrai que si je pouvais enchaîner les albums les uns derrière les autres, et tous en même temps, je le ferais volontiers. J’en serais probablement à deux Isaac de plus, deux Gus de plus… J’ai dans mes tiroirs des scénarios que j’ai commencés en 1999.

Abordez-vous aujourd’hui les personnages de Gus de la même façon qu’il y a dix ans ?

C.B. : Non et c’est d’ailleurs ça qui est intéressant. Ils vieillissent avec moi et ils sont devenus des amis. Le regard se modifie mais la proximité est toujours la même. Je les connais mieux et, en même temps, ils ont de nouveaux mystères pour moi.

Au-delà des personnages, ce sont aussi de nouvelles situations qui peuvent apparaître avec le temps…

C.B. : Évidemment. Ils ont été formés par ce qu’ils ont fait, ils répètent les mêmes erreurs ou bien ils en font d’autres. Ils ont des objectifs qui se modifient, connaissent des choses dont je n’avais pas idée, d’autres dont j’avais juste l’intuition. C’est très intéressant de développer une idée qui était en vous, puis de la laisser se reposer quelques temps presque malgré vous. Pendant ce temps, cette idée macère, vieillit en fût de chêne ou en bouteille. Elle peut d’ailleurs s’éventer ou, au contraire, se modifier pour devenir autre chose… J’aime beaucoup cette maturation en terme d’alcool ou de fromage. (sourire) J’aime la fraîcheur aussi, comme ces fromages corses proches de la Ricotta. Mais j’aime aussi un vieux Beaufort ou Comté ou un Camembert qui coule… J’espère moi aussi progresser jusqu’au bout.

Le premier tome présentait des personnages fougueux prêt à faire les 400 coups, alors que le quatrième montre Clem dans une vie plutôt mieux rangée malgré quelques écarts. Un parallèle avec votre propre expérience ?

C.B. : J’ai arrêté d’attaquer des banques et des trains depuis longtemps. (sourire)

Le western revient à la mode avec de nombreux albums qui font l’actualité. Le terrain de jeu est-il si agréable que ça ?

C.B. : C’est surtout que le western est pour moi un rêve d’enfant, c’est le genre qui me fascine le plus. Même si j’ai été aussi fasciné par d’autres genres comme le Moyen-Âge, les Pirates, la Science-Fiction, la Préhistoire… L’univers contemporain m’intéresse aussi. J’aime tout finalement, un peu comme en cuisine. J’ai très peu d’interdits. Je prends vraiment beaucoup de plaisir à tout dessiner même si le western reste un peu à part. Je suis un cow-boy depuis que j’ai quatre ans.

Quelques pages en début d’album évoquent Gus alors que la quasi-totalité du récit tourne autour de l’histoire de Clem. Un album sans Gus, c’était mission impossible ?

C.B. : Justement, c’est une question qui s’est longtemps posée. Au départ, l’album commençait à la page onze, qui correspond à la première page de l’histoire de Clem. Ce n’est pas pour rien que j’ai fait un nombre pair de pages, je retombais en fait exactement sur la même pagination. Sinon, la première page n’aurait pas été du côté droit. Mes histoires sont en général très écrites. J’écris des notes puis je réalise un storyboard qui serait tout à fait publiable, même s’il est dessiné de façon un peu plus sommaire que la bande dessinée finale. Ce storyboard bouge beaucoup et il m’arrive souvent d’ajouter une page lors d’une séquence. Mais quand cette page est rajoutée, le risque est de faire tomber tout un équilibre, la page de gauche n’est plus celle de gauche, idem pour celle de droite. Il vaut donc mieux en général en rajouter deux. C’est de cette façon que l’histoire se construit et s’enrichit, d’une manière qui est presque inattendue au départ mais qui appartient néanmoins à une certaine logique qui est celle de l’intuition. Les dix pages évoquées plus haut ont donc été écrites et dessinées après, alors que j’avais déjà réalisé une bonne cinquantaine de pages. Gus me manquait. C’est quand même le personnage avec qui je m’amuse le plus, c’est le plus drôle, le plus insupportable, le plus méchant, le plus pénible, le plus touchant, le plus fou… C’est mon jouet préféré.

Sans dévoiler la fin, voir Clem en prison alors qu’il aspirait à une vie bien rangée est un joli paradoxe…

C.B. : Clem est un personnage qui se contredit en permanence. Plus il veut protéger sa famille, plus il crée inconsciemment des situations qui vont le mettre en danger. Il cherche des ennuis. Sa fille résiste comme elle peut à tout ça et d’une manière plutôt efficace. J’ai même l’impression que c’est  elle qui développe le plus de capacités d’adaptation. Je pense que cette petite fille, qui commence à être grande, est une surdouée. On écrit souvent des scénarios dans lesquels on est évidemment impliqué, puis on en a une analyse a posteriori. Et heureusement… Il n’est pas intéressant d’avoir d’emblée une idée trop précise de ce que l’on souhaite développer. C’est finalement très proche d’un travail analytique.

La paternité est finalement une épreuve bien plus importante que ce Clem imaginait…


C.B. : C’est un sujet qui m’intéresse beaucoup, notamment les regards réciproques entre adultes et enfants. Souvent, celui des enfants est plus juste. Même s’ils n’ont pas toutes les clés, les enfants voient comment sont ses parents, voient leurs failles, tout en se les cachant car ça fait peur.

L’une des scènes les plus émouvantes de l’album est d’ailleurs une scène entre Clem et sa fille…

C.B. : Oui, car sa fille lui réclame quelque chose. Souvent, quand les enfants font des énormes conneries, c’est qu’en fait ils vous demandent quelque chose. La première réaction logique d’un adulte est de ne pas se laisser faire et de les réprimander. Ce qui est intéressant, c’est d’ensuite se poser des questions sur le pourquoi de ses actes. C’est généralement assez facile de savoir ce que c’est, d’autant que ça tourne souvent autour de la même idée, l’attention. Clem est aux prises avec sa culpabilité, qui est incarnée par un monstre, mais aussi avec son intuition et sa conscience. Cette dernière est parfois pénible et exagérée mais parfois elle est juste. On est souvent poursuivis par ces pensées, à se demander si on a raison ou si on a tort, où on doit s’arrêter et quelle est finalement la bonne voie.

Le monstre évoqué est un cyclope qui n’est d’ailleurs pas le seul à ne posséder qu’un œil dans l’album. Clem, comme d’autres, perdent tour à tour une partie de leur champ de vision…

C.B. : Oui, c’est vrai… C’est inconscient et c’est vous qui me le révélez… Ce que j’aime beaucoup faire avec mes personnages, c’est de les abimer, momentanément ou définitivement. Je l’ai fait aussi avec Isaac. Ils peuvent être gros, maigres, se faire casser le nez… Je pense que ça vient du choc que j’ai eu en lisant un Blueberry quand j’étais petit. Dans cet album (Le Hors-la-Loi, NDLR), Blueberry a la tête rasée et je ne l’ai pas reconnu. Et ça m’a choqué… Par la suite, je pense que j’ai moi aussi eu envie de jouer avec ça, de modifier un personnage tout en le reconnaissant. Isaac a le nez et l’arcade sourcilière cassés. Gus a son nez déformé et grossit alors que c’est un personnage très fin. Clem fait des yoyos avec son poids même s’il a des prédispositions à être enrobé. Parfois ils portent la moustache, puis se la rasent. Ils tentent des trucs. C’est très intéressant de jouer avec tout ça. Ce sont des gens de la vraie vie qui vieillissent, qui perdent des cheveux… Le risque est évidemment que les lecteurs ne les reconnaissent plus. (sourire)

Comment faites-vous le casting pour chacun de vos albums ? Certains personnages disparaissent, d’autres reviennent comme Isabella…

C.B. : Oui, il fallait qu’elle revienne. Je suis très attaché à ce personnage, elle apparaît d’ailleurs dans deux albums de Gus avec un rôle très important notamment dans le deuxième tome. J’ai fait un album entier sur elle qui s’appelle La Fille qui se déroule dans un univers contemporain. 

Isabelle revient d’ailleurs au moment où le couple de Clem bat un peu de l’aile

C.B. : Il faut toujours un point de bascule. (sourire) Ava, la femme de Clem, est probablement le personnage auquel je m’identifie le plus. Je suis à la fois amoureux d’elle, tout en lui ressemblant… Je la considère à la fois comme une femme pour qui j’ai énormément de désir et, en même temps, elle me représente…

C’est un personnage plutôt posé mais qui peut aussi avoir des coups de folie…

C.B. : Elle a quand même un grain… Il ne faut pas oublier que c’est une romancière. Elle a aussi envie d’être en jeu. Ce qu’elle fait, c’est aussi par envie de relancer son couple. Elle était fascinée par Clem car c’était un braqueur, un vrai personnage de roman. 

L’apparition de Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, est-elle un hommage suite à sa disparition en 2010 ?

C.B. : Non, ça n’a pas de rapport. Je ne suis pas fan mais je trouve que c’est un personnage très intéressant. Je ne me souvient plus pourquoi il m’avait capté à l’époque… Gotlib en parlait beaucoup dans ses chroniques d’Hamster Jovial et ses louveteaux dans Rock’n Folk. Je les lisais quand j’étais jeune ado et c’est quelque chose qui me précédait, un monde qui n’existait pas, celui des années soixante. J’ai toujours trouvé cette période magique, une sorte de paradis perdu. Je ne voyais pas cette période comme quelque chose de vieux mais comme une période qui pouvait très bien revenir dans le futur. C’était une période bénie dans laquelle il y avait des choses étranges, une très grande inventivité. Je suis resté un peu bloqué dans ces années-là et je n’ai pas arrêté des les explorer par le biais du cinéma, de la musique. Je suis un garçon très psychédélique sans prendre aucune substance. Je n’en ai pas besoin et je suis capable de me défoncer tout seul avec mes propres substances corporelles. (sourire)

Quand j’étais ado, j’étais fan des Beatles. J’ai écouté les Pink Floyd très tôt et je les écoute toujours. J’ai été très marqué aussi par le rock progressif. Clem chante dans le tome quatre de Gus "Abba Zaba", une chanson de Captain Beefheart tirée de l’album Safe as a Milk. Je suis également très touché par Sterling Hayden, presque plus par son tourment intérieur que par ses films. Il n’a jamais été une très grande vedette mais a fait des films culte. J’ai appris ses interviews par cœur, toutes celles que j’ai pu trouver. J’ai étudié sa gestuelle, sa façon de parler. J’ai parlé avec des gens qui l’ont rencontré, dont Bertrand Tavernier (Réalisateur du film Quai d'Orsay, NDLR). C’est un type qui faisait pas loin de deux mètres et j’en ai fait un géant dans l’album. 


La fin du tome quatre évoque déjà le prochain qui devrait s’appeler Rose

C.B. : Je connais déjà l’histoire. Des personnages vont revenir et je pense d’ailleurs beaucoup au retour de Sterly Hayden. Il reste un personnage secondaire, mais de luxe. Et j’ai aussi envie de faire un album rose.

Avec une couverture rose également ?

C.B. : Oui, c’est pour ça. Cela fait très longtemps que j’ai ce titre en tête et Happy Clem devait au départ s’appeler Rose. C’est pour ça que je connais déjà l’histoire… Le tome quatre était déjà trop dense pour que je puisse rajouter autre chose et je le réserve pour le prochain.

Une version en noir et blanc du tome quatre est également sortie…

C.B. : Oui et je l’aime beaucoup. J’ai beaucoup travaillé aussi sur l’édition couleur et j’avoue que j’ai du mal à choisir entre les deux. 

L’expérience vécue avec Alain Passard (En cuisine avec Alain Passard - Gallimard) vous a-t-elle donné des envies de remettre le couvert ?


C.B. : Ce fut une expérience unique. Ce ne serait pas drôle de le refaire. C’était la première bande dessinée sur ce sujet et il y en a déjà eu beaucoup d’autres par la suite. Quand ça a été fait, l’album a été considéré comme un ovni. Quand on l’a fait, on a pensé qu’il y aurait très peu de ventes alors qu’il a eu du succès. De la même façon, je ne referai pas un album sur la diplomatie politique.

Quelques mots sur la suite d’Isaac ?

C.B. : C’est en cours. J’ai l’histoire, je suis dans une phase de documentation. Je ne veux pas donner de date mais j’espère produire le prochain album d’Isaac le plus tôt possible... et aussi ne plus rester aussi longtemps sans sortir un album.






Propos recueillis par L. Gianati et A. Perroud

Bibliographie sélective

Gus
4. Happy Clem

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Note: 4.3/5 (31 votes)

La fille

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Note: 3.7/5 (10 votes)

En cuisine avec Alain Passard

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Note: 3.3/5 (22 votes)

Quai d'Orsay
Chroniques diplomatiques

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Note: 4.4/5 (21 votes)

Isaac le Pirate
1. Les Amériques

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