Indissociable du célèbre héros à la houppette qui l'a rendu célèbre, Zep essaie de s'en affranchir en proposant des albums dans un registre plus intime et réaliste. Pour évoquer Un Bruit Étrange et Beau, une ambiance feutrée était nécessaire, celle d'un charmant hôtel à quelques pas du tumulte de Quai des Bulles.
Un Bruit Étrange et Beau est-il dans la continuité d’Une Histoire d’Hommes ? On y retrouve une forme de questionnement sur nos choix, ce que l'on a fait ou pas fait.
Zep : C’est pour moi un thème qui m’intéresse dans tous mes albums. Un Bruit Étrange et Beau est dans la continuité d’Une Histoire d’Hommes surtout graphiquement.
On passe aussi d’une histoire très sonore à un récit dans lequel le principe est l’économie du verbe…
Z. : Oui, même si dans Une Histoire d’Hommes l’univers du rock n’est pas décrit dans une ambiance de concert mais plutôt dans un registre plus intime. Pour Un Bruit Étrange et Beau, j’avais envie de raconter ce que ça peut faire à un homme de ressortir d’un endroit dans lequel le silence a été présent pendant vingt-cinq ans. Pour cela, il fallait aussi essayer de faire comprendre ce que la vie de cet homme a pu être pendant toutes ces années, d’où les premières pages muettes. La bande dessinée se prête très bien à ça, il y a quelque chose de contemplatif dans le dessin. Quand on ne met pas de texte, le danger est que les lecteurs tournent les pages très vite en ayant une impression de rapidité alors qu’il faut au contraire donner une impression de lenteur. C’est quelque chose qu’on ne maîtrise pas complètement, chaque lecteur le vit différemment. Pour moi, c’est une partie de mon dessin qui est plus contemplatif. Ce dessin réaliste là ne vient pas de la bande dessinée, contrairement à mon dessin de Titeuf que j’avais appris en lisant beaucoup dans mon enfance. Ce dessin réaliste, je l’ai appris dans la rue en dessinant des gens, la nature… Il a donc quelque chose de plus lent dans sa lecture.
La composition du récit avec ses trois bandes systématiques donne aussi un rythme à l’album…
Z. : J’aime bien ce traitement sans bord de case. C’est bien aussi d’avoir un gaufrier pour faire ça, sinon la déambulation risque d’être un peu trop complexe. Le découpage et la mise en scène sont les deux choses que je préfère en bande dessinée mais je suis assez attaché à un format d’image qui varie peu.
La couverture ne donne que très peu d’indices sur le contenu de l’album…
Z. : J’ai beaucoup hésité sur sa composition, j’ai dû en faire quarante-cinq projets. On comprend néanmoins à la fin de l’histoire que cette femme a beaucoup à faire avec ce bruit étrange et beau. La couverture a donc un sens, mais il faut lire le livre au préalable pour le découvrir. J’aimais bien aussi l’idée de rester sur quelque chose d’énigmatique au départ puisque dès que le livre commence, on rentre dans la vie monastique. Le rythme, très lent au départ, s’accélère ensuite.
Entrer dans un monastère, c’est forcément pour fuir le monde ?
Z. : Je ne crois pas. La plupart des moines ou des sœurs qui s’expriment sur le sujet évoquent un appel. J’ai du mal à me satisfaire de cette explication. Je pense que cet « appel » est constitué de plusieurs choses, dont certaines très inconscientes. William a fait ce choix très jeune, comme c’est souvent le cas chez les moines chartreux. Je ne pense pas que l’on mesure exactement à vingt ans ce que signifie de passer le restant de sa vie enfermé dans une cellule. Il faut qu’il y ait des raisons très fortes de le faire, en dehors d’une croyance en Dieu. William a fui sa famille, une autorité qu’il ne parvenait pas à contrôler, une violence de la mort également qu’il a vécue enfant et qui a provoqué chez lui quelque chose de très douloureux et d’anxiogène. Il a donc finalement choisi une vie qui est finalement voisine de la mort.
William a plus de facilité à évoquer sa vie intime que les raisons profondes de sa croyance…
Z. : Il en prend aussi conscience en le disant. Je ne pense pas qu’il ait forcément réfléchi à tout ça quand il était dans le monastère. Ce sont des choses qui reviennent parce qu’il revient au monde. Tout à coup il doit donner des raisons à ça. Quand il donne des raisons à cette femme qu’il rencontre, il commence par des choses assez bateau, puis il exprime ensuite des choses plus profondes. Même si effectivement il a du mal à le dire.
Les premières images du monde que William redécouvre sont des unes de journaux qui évoquent la violence policière, la corruption des politiques…
Z. : Et le retour de Johnny qui, je pense, était une couverture qui devait déjà exister il y a vingt-cinq ans… (sourire)
Mener une vie de reclus, cela a-t-il déjà été pour vous une tentation ?
Z. : Je mène déjà une sorte de vie de reclus puisque je passe ma vie dans mon atelier. C’est une cellule un peu plus luxueuse mais je suis aussi coupé du monde. Je suis dans un mode d’observateur, ce qui est très souvent la posture du dessinateur. Je pense que j’ai choisi ça de manière très inconsciente quand j’étais enfant. Ma vie rêvée était d’être libre dans un atelier. William prend sa vie également comme une forme de liberté, il est libéré d’énormément de contraintes. Il ne s’occupe en fait de pas grand chose.
Un auteur doit cependant puiser son inspiration du monde qui l’entoure alors que William, lui, est complètement coupé du monde extérieur…
Z. : Les Chartreux, outre leur vœu de silence, ne sont pas informés de ce qu’il se passe à l’extérieur. Son premier contact avec le monde est donc effectivement le kiosque à journaux avec les unes. Je ne voulais pas forcément montrer la superficialité de ce monde mais plutôt l’illusion de vitesse dans laquelle on se trouve. L’information va aujourd’hui très vite, pratiquement en temps réel. Même les dessinateurs, notamment ceux qui travaillent pour la presse, doivent réagir très vite à tout ce qui se passe. Maintenant, si on regarde les cinquante dernières années écoulées, l’humanité a certes changé mais dans les mêmes schémas. L’actualité se répète finalement mais elles nous parvient de façon beaucoup plus rapide. William retrouve ses repères très vite, il n’est pas perdu.
Gabriel, qui fuit aussi le monde, tombe lui au contraire dans l’excès, contrairement à William…
Z. : Tolède, Gabriel et William ont grandi sous la tutelle d’une tante qui est un personnage assez terrible. Sous couvert de faire des choses pour ses enfants et ses petits-enfants, elle les empêche complètement de vivre. Tous les trois essaient de trouver une manière de vivre avec cet héritage. Je ne pense pas qu’il y en ait une meilleure que l’autre. Je ne juge pas mes personnages, je me sens tour à tour bien dans chacun d’eux. De même, pendant le dialogue entre Méry et William, les deux côtés m’intéressent. On est aujourd’hui dans une pluralité de vies et de croyances que l’on peut assumer. Dans les années cinquante et soixante, on avait l’impression qu’on devait coloniser une partie de la planète qui était en retard. On est heureusement revenu aujourd’hui sur tout ça. Ce qui est intéressant, c’est le fait de pouvoir continuer à dialoguer entre nous, malgré nos croyances différentes. En rencontrant quelques personnes qui ont fait ces choix de vie religieux, on se rend compte qu’il sont très tolérants, qu’ils ne souhaitent pas que l’on soit comme eux.
Avez-vous eu l’occasion de rencontrer des moines ?
Z. : J’ai rencontré un Chartreux qui n’est plus cloîtré. J’ai moi-même été faire des retraites il y a très longtemps. J’avais pu me rendre compte déjà de leur manière de vivre et de leur côté très accueillant. Ils m’ont accueilli sans condition. J’y suis allé simplement parce que je venais de terminer un album de bande dessinée et que j’avais besoin de me recueillir, faire un peu le point. Il y a quelque chose d’assez pacifique dans cette démarche.
William dit qu’il faut douter pour croire…
Z. : Oui, j’avais envie de montrer ça dans le livre. William est un croyant alors qu’il doute énormément alors que Mery, qui ne croit pas, est au contraire remplie de certitudes. William est d’une tolérance extraordinaire. Leur vie est tellement organisée dans une idée de foi que leur esprit peut être très libre. Ils n’ont pas besoin de se réaffirmer des choses.
C’est une œuvre d’Art qui joue un rôle de catalyseur dans la mise en parenthèse de la vie de William…
Z. : L’idée est venue en écrivant l’histoire. Je cherchais un moyen de faire sortir William du monastère, ce qui n’est pas très simple. Les raisons pour lesquelles il pouvait le faire sont très rares. J’ai alors eu l’idée de l’héritage mais ils ne sortent pas non plus en principe pour ce motif puisqu’ils ont fait vœu de pauvreté. Mais c’est vrai aussi que les Chartreux ont besoin d’argent. Et l’une des choses qui font que cet ordre continue à vivre, c’est le fait qu’ils puissent toucher de l’argent provenant des héritages. Et là, il s’agissait de la promesse d’un gros héritage pour William. (sourire) Cette sorte de fruit défendu offert par sa tante est une boutade qui me plait bien.
L’expression du visage de William vous a-t-il donné du fil à retordre ?
Z. : Il y a effectivement beaucoup de travail effectué pour l’expression des visages. Ce n’est pas ma mise en scène naturelle. Celle qui pour moi est naturelle, c’est celle qu’on retrouve dans Titeuf, une bande dessinée beaucoup plus caricaturale. Il y a certaines cases que j’ai dû recommencer vingt fois. Je suis encore en formation pour ce style de dessin. (sourire)
Comment vous êtes-vous retrouvé embarqué dans l’aventure d’Infinity 8 ?
Z. C’est Lewis (Trondheim, NDLR) qui m’a contacté. Je lui ai d’abord dit non par manque de temps. Mais c’est un projet vraiment enthousiasmant de bande dessinée pure, de pulp, avec un casting absolument génial. Je pensais le projet chronophage mais on ne s’est vu finalement que deux jours : on a inventé l’histoire le premier jour et on l’a écrite le deuxième jour. Lewis a ensuite beaucoup retravaillé dessus pour des soucis de cohérence avec le reste des albums.
Quels sont vos projets ?
Z : Le prochain album sera un Titeuf qui va sortir cette année.
Votre travail avec la presse, est-ce une respiration ?
Z. : Tout est une respiration à partir du moment où ça s’intercale entre deux projets. J’aime bien travailler sur l’actu mais à moment donné ça ne m’intéresse plus du tout. Le blog du monde reste un espace très libre, c’est parfois de l’actu mais si elle ne m’intéresse pas, je fais autre chose. Je ne me verrais pas du tout être dessinateur de presse, notamment pour la raison évoquée plus haut, l’actu est une éternelle répétition.