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Pour ceux qui aimeraient ne pas mourir idiots, voici une information fiable sur les avatars de l'album Tintin au pays des Soviets, depuis sa première publication en 1930. Ceux qui préfèrent l'ignorance, la désinformation et la méchanceté, se référeront plus simplement aux communications récentes d'un Hugues Dayez dans la presse, à la radio et à la télévision.
D’après le « Monsieur-je-sais-tout » de la RTBF, Hergé aurait « toujours » déconsidéré la première aventure de Tintin, au point de refuser très tôt sa réimpression. Il se serait par la suite — et pendant quarante ans ! — opposé farouchement à toute réédition, jusqu’à ce qu’il soit contraint, de guerre lasse, de céder aux pressions de son éditeur (pour qui rien ne compte d'autre, comme de bien entendu, que le profit inconsidéré).
Tout cela est faux, du début jusqu’à la fin !
Voyons plutôt les faits.
Survient la guerre, pendant laquelle les albums connaissent un très grand succès. Mais les tirages sont limités par la pénurie de matières premières. La nouvelle maquette de 62 planches, proposée à Hergé, est économe en papier : les cases contenues dans deux pages en noir et blanc tiennent maintenant en une seule page en couleur (3 x 4 cases par page en moyenne, remplacent deux pages de 2 x 3 cases en moyenne). Le premier album en couleur, L'Étoile mystérieuse, sort en 1942. Il sera suivi du Secret de La Licorne (1943) et du Trésor de Rackam le Rouge (1945). En parallèle, Hergé reformate sur ce nouveau modèle en couleur tous ses albums précédemment parus en noir et blanc… à l’exclusion de Tintin au pays des Soviets. Il estime à bon droit que ses albums d’avant Le Lotus bleu doivent être redessinés, et pas seulement remontés. Ce qui sera fait en 1946 pour Tintin au Congo et Tintin en Amérique, mais ce qui, faute de temps, attendra 1955 (!) pour Les Cigares du Pharaon. C’est qu’entre-temps le journal Tintin a été lancé, les Studios Hergé ont été créés et cinq albums Tintin sont sortis en nouveauté, dont les deux albums de l’aventure lunaire. Tout cela a demandé beaucoup de travail à l’auteur, tantôt surmené, tantôt déprimé. Les années 50 voient aussi la mise en couleurs d'autres aventures dessinées avant-guerre : les albums de Jo, Zette et Jocko, ceux de Quick et Flupke et celui de Popol et Virginie. On mesure facilement combien l’idée de republier Tintin au pays des Soviets, avec toutes ses faiblesses, aurait été parfaitement saugrenue dans ce contexte, alors que l’album Les Cigares du Pharaon n’était toujours pas réinscrit au catalogue.
Les années suivantes voient un Hergé au moral parfois vacillant. L’Affaire Tournesol et Coke en stock sont toutefois menés à leur terme et publiés en album. Hergé traverse la crise que l’on sait. L’hagiographie dit qu’il s’en échappe grâce à Tintin au Tibet, dont l’album paraît en 1960. Ce n’est donc qu’en 1961 que les circonstances auraient pu permettre à Hergé et à Casterman de republier utilement Tintin au pays des Soviets ! Mais était-ce vraiment une bonne idée à ce moment ? C'est loin d’être évident : le noir et blanc n’avait plus du tout la cote, et les scénarios des Aventures de Tintin avaient fait, depuis bien longtemps, des progrès considérables. Au début des années 50, le journal Tintin laissait encore entendre (à l’instigation d’Hergé) que la première aventure de Tintin pourrait être remaniée quand son auteur en trouverait le temps. Mais depuis qu’il s’est aperçu qu’il ne le trouverait jamais, sa réédition n’est plus envisagée autrement que ne varietur. Le remontage de l’album (de 140 à 62 pages) aurait été très difficilement réalisable, et surtout il n’apporterait pas grand chose et n'aurait pas grand sens !
Abrégeons, et passons sur les longues palabres et les manœuvres dilatoires de Casterman, mal supportées par Hergé. Pour calmer le jeu, mais aussi dans l’espoir de voir Hergé oublier son projet, Casterman réalise en 1969 une édition limitée à 500 exemplaires, pour permettre à l'auteur de satisfaire ses amis et relations (et aussi celles de Casterman, ce qui paraît un comble). La satisfaction d’Hergé est grande, et prouve son attachement à ce premier album : "Mais je puis dire, et je veux vous dire, que cette Edition-là est un rêve qui s’accomplit : un vieux rêve à moi (…)". Au début des années 70, les discussions aboutissent à rejeter la publication d’un Tintin au pays des Soviets en album isolé au profit d’un ouvrage regroupant les trois aventures publiées en album par les éditions du Petit Vingtième dans l’édition originale, en plus de celle de Totor. Une forte pagination en noir et blanc (420 pages), sous le titre Archives Hergé, en présentation de qualité : la confusion avec une nouveauté Tintin n’est plus possible. Les réticences « politiques » subsistent néanmoins, principalement à Paris, dans l’ambiance post 68 d’une France où agit toujours un très important parti communiste, encore stalinien !
C’est ainsi que les quarante ans de résistance à la réédition qu'imagine Dayez ont été en réalité quarante ans d’attente de celle-ci par Hergé, dont douze ans de lutte intense avec son éditeur pour — et non pas contre — la réédition de Tintin au pays des Soviets. Voilà comment on réécrit l’histoire quand on se laisse emporter, comme Dayez, par ses états d’âme !
Mais « Monsieur-je-sais-tout » ne s’est pas arrêté là, comme on va le voir. Fin 1980, souhaitant marquer le 50e anniversaire de la publication de son premier album, Hergé le fait imprimer en format réduit et l’envoie à ses relations en guise de carte de vœux des Studios. En 1981, je suis amené à discuter avec lui du problème des éditions pirates de cet album, et nous décidons ensemble de procéder à la publication d'un facsimilé de l'album d’origine afin de contrer son piratage, et de le faire au moyen d’un album plus beau et surtout moins cher que les contrefaçons. Le premier tirage s'est élevé à 80.000 exemplaires, rapidement épuisé et aussitôt réimprimé. En 1999, soit quelque seize ans après la disparition d’Hergé, l'aventure au pays des Soviets rejoint la collection des albums standard. Malgré sa pagination beaucoup plus importante, il est vendu au même prix que les autres, ce qui, soit dit en passant, limite sensiblement sa rentabilité… sans aucun regret de l'éditeur ! Cet album-là, Hugues Dayez ne l'a certainement jamais examiné, puisqu'il écrit sans honte ni vergogne : "Casterman commet une première hérésie : refaire la maquette de « Tintin au pays des Soviets » pour pouvoir l'adjoindre à la collection des 22 albums…" Une fois de plus, c'est tout-à-fait faux ! Et cette fois, la méchanceté du critiquable critique s'ajoute à son ignorance. Car l'album est en tous points semblable au facsimilé de 1981, lui-même très fidèle à l'original de 1930 si ce n’est une réduction de format de quelques pourcents, prise uniquement sur les marges blanches et non pas sur les planches elles-mêmes.
Concernant la récente mise en couleur de l’épisode (ce qui n'est pas vraiment mon propos), il ne faut pas confondre la colorisation des cases issues du tracé d’origine (planches originales) que vient de produire Michel Bareau avec les remontages suivis de coloriages qui furent réalisés à partir de 1943 pour les autres albums en noir et blanc. Hergé avait très vite écarté cette hypothèse. Il était bien entendu conscient des faiblesses de son « péché de jeunesse ». Le remonter aurait été non seulement un très gros travail, mais aurait aussi constitué une « promotion » indue au rang des autres albums, vu la faiblesse du scénario. Par contre, le republier en l’état, tel un document d'histoire, prenait d’autant plus son sens que la série avait atteint des sommets de diffusion et de notoriété incomparables. Je suis certain que même les opposants de principe à la colorisation (dont je comprends mais ne partage pas la réaction) considéreront la qualité de réalisation et la maîtrise de Michel Bareau et de sa collaboratrice Nadège Rombaux. Une chose est certaine : la lisibilité de l’album en aura grandement bénéficié, et avec elle son accessibilité pour les plus jeunes. Tout ceci est décrit et argumenté avec brio par Philippe Goddin, dans son livre Hergé, Tintin et les Soviets, que viennent de publier les éditions Moulinsart.
Pour conclure, rassurons ceux qui n'approuvent pas la démarche : ils ne sont pas obligés d'acheter l'album, et encore moins de le lire ! Cela ne l'empêchera pas de connaître le succès, j'en suis sûr !
Étienne POLLET
Le 10 janvier 2017
Il fut également l'artisan des facsimilés Tintin (dont celui de Tintin au pays des Soviets).
Étant à la retraite depuis près de sept ans, il intervient ici en totale liberté.
Documentation complémentaire
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