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Le Vice et la Vertu

Entretien avec Virginie Augustin et Hubert

Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade Interview 04/01/2017 à 09:48 9097 visiteurs

Le casting avait de quoi allécher et le résultat n'est finalement qu'une demie surprise : Monsieur Désire ? est l'un des albums les plus enthousiasmants de l'année 2016. D'un côté Hubert, scénariste et coloriste, propose une histoire singulière sous l'ère victorienne agrémentée de dialogues savoureux. De l'autre Virginie Augustin, qui fait son entrée dans le catalogue Glénat, réussit la prouesse de faire passer par le dessin les émotions des deux personnages principaux, notamment celles de Lisbeth, discrète et complexe. Pour les lecteurs retardataires, il est encore temps !


Est-ce votre collaboration sur Les Gens Normaux qui vous a donné envie de retravailler ensemble ?

Hubert : Pas du tout, le projet existait déjà. Tout a commencé il y a cinq ou six ans. Nous faisions partie tous les deux du comité de pilotage du SNAC BD (Syndicat des Auteurs de Bande Dessinée, NDLR) et nous nous entendions très bien. Un jour, je lui ai dit qu’il fallait qu’elle arrête de bosser avec des auteurs super bankable pour venir faire un roman graphique, beaucoup moins payé, avec moi. (sourire) Quand l’idée de Monsieur Désire ? a germé, j’ai immédiatement pensé à Virginie. À partir de là, nous avons commencé à travailler sur ce projet avec tous les stades d’écriture que l’on peut imaginer, j’ai l’habitude de faire beaucoup d’aller-retours avec mes co-auteurs. Il y a eu à peu près deux années d’écriture puis, pendant un moment, tout est resté en stand-by. Puis on s’y est remis, Virginie a commencé à effectuer ses recherches. On a alors signé et il y a eu à peu près deux années et demi de dessin.

Virginie Augustin : Je connaissais et admirais le travail d’Hubert (que j’avais découvert comme beaucoup avec Miss Pas Touche) avant de le rencontrer par le biais du SNAC. J’ai été immédiatement emballée par le projet de Monsieur désire ?. Les Gens Normaux m’ont permis de constater que tout allait bien se passer, ce qui fut le cas sur ces deux projets.

Le titre évoque presque un pièce de théâtre de boulevard alors qu’il n’en est rien…

H. : Pour moi, le meilleur titre était déjà pris, c’était celui de La règle du Jeu. Dans Monsieur Désire ?, il y avait déjà le mot « désir » qui est très important. Puis le visuel de la couverture est là aussi pour sortir de ce côté un peu « boulevard » et donner quelque chose d’un peu élégant.

V.A. : Pas certaine qu'on en soit si loin, si on observe les personnages de Monsieur et de la bonne, de la mère, de l'ami, les aventures d’Édouard elles-mêmes, et une presque unité de lieu. Nous avons retiré les entrées et les sorties fracassantes, cela calme le rythme du boulevard. Disons que si le traitement en est éloigné, l'ossature est comparable. C’était d’ailleurs intéressant de garder cet élément en tête pour la mise en scène.

Le personnage d’Édouard choque pour tous ses vices mais est aussi envié, presque secrètement…

H. : La société à l’époque était ultra masculine. Les Don Juan étaient beaucoup mieux considérés que les femmes dites « faciles ». On trouve dans des textes des récits de personnages absolument abominables qui se remariaient avec des petites jeunes de vingt ans sans que personne n’y trouve à redire. La société victorienne était vraiment sans pitié pour les femmes. Malgré tout, Édouard est déjà un peu en train de dévisser puisqu’il y a un retour de bâton qui commence à s’opérer. Il ne serait pas étonnant qu’il se retrouve quelques années plus tard à vivre en France, exil pour les gens un peu trop sulfureux en Angleterre.

V.A. : La liberté d’Édouard, à la rigueur, serait secrètement enviable mais ses pratiques sont réprouvées et considérées aussi comme de l'"entêtement". C'est un personnage infantilisé.

Il est en train de devenir finalement moderne…

H. : Surtout, il est en train de glisser dans cette société. Dans l’histoire, il perd son dernier allié dans ce monde là. Comme il est très riche, on le ménage. Mais derrière son dos, tout ne doit pas être très flatteur et les porte de la Cour sont en train de se refermer tout doucement sur lui.

V.A. : Si Édouard devait être moderne, ce n'est certainement pas pour ses frasques qui sont communes pour un libertin et qui au contraire, à cette époque de retour à la morale, appartiennent plutôt au passé. Une sexualité débridée et le donjuanisme n'ont rien de très neuf. Si Édouard entre légèrement dans une relative modernité c'est dans sa relation à un membre de son personnel et plus encore par désir de liberté, plus que par véritable conscience.

La « première fois » d’Édouard est importante et détermine son rôle de manipulateur…


H. : C’est aussi ce qui est intéressant chez ce personnage. Au début, Édouard est une victime mais, comme c’est un garçon, il ne peut pas se considérer comme tel. Il n’arrive pas à se dire qu’il a vraiment subi un traumatisme et qu’il doit donc se reconstruire. Ce traumatisme est finalement devenu son identité. Il est devenu quelqu’un qui consomme du sexe et qui est la recherche continuelle de la performance et du plaisir nouveau. Ceci explique un peu la relation qu’il entretient avec Lisbeth : il a un frisson là où il ne l’attendait pas.

Les castes sont très marquées avec un mélange quasi impossible…

H. : C’est la société de l’époque qui veut ça, elle est même plus dure que celle du 18ème siècle, beaucoup plus fluide en terme de morale et de mélange. À partir du 19ème, on a vraiment une société qui se ferme et qui se fige. La prospérité industrielle se retourne contre les classes les plus pauvres. La situation des femmes, également, se durcit par un ensemble de lois votées par le gouvernement conservateur, comme on peut encore le voir dans certains pays dans le monde actuellement. Cette société se fige de façon incroyable. On le retrouve d’ailleurs dans la façon dont la maisonnée fonctionne avec une architecture très rigide.

Le fait que Lisbeth se rapproche d’Édouard est d’ailleurs très mal vu…

H. : La grande transgression est le fait qu’Édouard considère Lisbeth comme une personne. Le fait qu’elle soit considérée comme un objet, même sexuel, ne serait pas dérangeant pour l’ordre social. Mais à partir du moment où il lui parle, il la met sur un pied d’égalité avec lui et ça, c’est absolument inimaginable. Elle court-circuite toute la hiérarchie.

L’envie d’Édouard est sans doute de vouloir exprimer tout ce qu’il ressent sans avoir de retour…

H. : Ce n’est pas exactement ça. Tout vient de la façon dont Lisbeth regarde Édouard, sans le juger. On peut imaginer que Lisbeth, par son parcours, est un peu une survivante. Finalement, cela lui donne une position dans laquelle elle est un peu sur la retenue. Surtout, elle ne juge pas. Mais elle regarde les choses avec clarté et sans a priori. Édouard n’a plus du tout l’habitude d’être regardé de cette façon là, il a plutôt tendance à être perçu comme une bête curieuse. Ça le déconcerte complètement, mais c’est aussi une sorte de fraîcheur pour lui. Il interprète mal ce regard qu’il prend pour de la naïveté ou de la bonté et va essayer de sonder Lisbeth pour voir jusqu’où il peut aller.


La pureté du regard de Lisbeth est accentué par le bleu de ses yeux…


H. : Oui, je voulais qu’il y ait cette espèce de regard issu du Quattrocento dans cet univers volontairement éteint et monochrome. Il n’y a pratiquement pas de bleu dans la première partie, à part ses yeux.

La scène entre Lisbeth et Émilie, autre jeu de miroir, est particulièrement marquante…

H. : Effectivement, ce sont deux parcours de femmes assez similaires. Sauf que l’une était plus jolie que l’autre. C’est une scène qui s’est rajoutée à la fin, elle n’existait pas au début. On s’est rendu compte que l’écriture du personnage de Lisbeth est une écriture par le « moins », c’est à dire qu’on essaie d’en dire le moins possible sur elle car, en face, il y a quelqu’un qui est au contraire dans le « trop ». On a eu des retours de personnes qui étaient passées complètement à côté du personnage de Lisbeth. Cette rencontre visait à expliquer la corde raide sur laquelle Lisbeth marche, ce qu’elle n’a pas le droit de s’accorder. Notamment, elle n’a pas le droit de céder au désir qui entraînerait sa chute.

V.A. : La scène est directement valorisée par la mise en situation dans le script : Lisbeth est dans le fiacre, en hauteur et protégée, finalement dans une annexe de la maison ; Émilie, dehors dans la nuit, à même le pavé. C’est un miroir en biais, déformant.

Quand Lisbeth devient moins stoïque, elle décide de partir…


H. : À moment donné, elle a la lucidité de se rendre compte qu’on ne peut pas sauver les gens d’eux-mêmes et que cette relation commence à devenir un danger pour elle-même car tout l’environnement de la maisonnée ne pense désormais plus qu’à la détruire. Même elle n’est pas sûre de résister aux sentiments qu’elle commence à éprouver pour Édouard. Dans tous les cas, ce sera horrible : soit elle va devenir une maitresse, ce qui est improbable, ou une épouse qui sera forcément bafouée. La fuite reste la seule solution.

Quels sont les lecteurs qui ont parcouru l’album avant sa parution ?

H. : La première lectrice a bien évidemment été Virginie avec qui on a beaucoup travaillé. Puis, on l’a présenté à un ami éditeur dans un état assez antérieur à ce qu’il est devenu. Sa réaction a été : « C’est bien écrit mais je déteste le personnage masculin et je suis passé complètement à côté du personnage féminin. » Il n’y avait pas encore le dessin et il était persuadé que Lisbeth était injouable. Virginie était persuadée du contraire. Il faut dire que sur le papier, le personnage existait à peine, car non verbal. Quand j’ai vu les dix premières planches dessinées par Virginie, j’ai été complètement rassuré. Ces lectures ont permis de faire certains petits réglages, on a d’ailleurs changé la fin.

La hiérarchie se pose d’emblée sur la couverture, Édouard au premier plan, Lisbeth loin derrière…

H. : On a eu beaucoup d’interrogations sur cette couverture. C’est moi qui ai fait les roughs après quelques recherches sur les livres victoriens. J’ai repris notamment les motifs floraux puis j’ai repris les deux personnages principaux de la bande dessinée, en posant Édouard sur le bouquet de fleurs et Lisbeth derrière avec des lignes à la Edward Gorey vers le bas. Cela a été un soulagement pour Virginie qui déteste dessiner les couvertures. (rires)

V.A. : Ce n’est pas tant dessiner des couvertures que de les conceptualiser. C’est souvent un enfer graphique pour moi que de trouver une composition assez percutante pour faire une bonne couverture. Je m’arrête souvent à une jolie illustration et ça n’est pas suffisant.

Qu’est-ce qui vous a poussé à proposer un cahier historique aussi fourni en fin d’album ?

H. : On a rencontré pas mal d’éditeurs avec notre dossier sous le bras. Et en fait, on a eu beaucoup de réponses positives. C’est notre éditeur chez Glénat qui nous a proposé de rajouter quelque chose à la fin. Et je me suis rendu compte, qu’après toutes mes recherches, j’avais vraiment envie de proposer un cahier historique. Comme je n’aime pas être didactique, ce sont des choses que j’ai passées sous silence pendant le récit. J’ai trouvé ça intéressant de rajouter ce cadre pour tous les lecteurs qui ne sont pas experts de la période victorienne. Cela permet aussi de relire l’histoire une deuxième fois en ayant ça en tête. Cette période du milieu du 19ème siècle est vraiment une période charnière en Angleterre, avec l’esprit libertin du 18ème qui a continué très tard. D’un autre côté le trône est en train de vaciller, la famille royale étant empêtrée dans des corruptions incroyables : certains membres ont été accusés de meurtre, le roi était obèse… Ils étaient tous devenus la risée totale de toute l’Angleterre et de toute l’Europe. Pour sauver son trône, la reine fait une grande opération de communication. Elle s’empare de valeurs qui ne sont pas du tout celles de l’aristocratie mais celles de la bourgeoisie affairiste très puritaine, très marquée par les valeurs protestantes. Elle fait également un très beau mariage. La famille royale se concentre donc sur la famille et écarte les oncles un peu trop sulfureux de la Cour : elle souhaite que l’Angleterre redevienne propre et morale. À partir de ce moment, tous les gens un peu trop sulfureux commencent à être obligés de se cacher même si la fin du siècle sera néanmoins émaillée de scandales.

Le passage de Londres à New York est très symbolique…


H. : Il y a un côté miroir aux alouettes aux États-Unis. Néanmoins, si l’on compare la société victorienne extrêmement dure et la jeune société américaine en construction, il y avait outre-Atlantique un peu plus d’air pour rebattre les cartes.

La dernière image de l’album évoque une fin très ouverte…

H. : On avait une page blanche à la fin de l’album. On a imaginé d’en faire une carte postale évoquant le futur de Lisbeth. Le fait qu’elle tienne une épicerie est la version qu’on a finalement choisie après l’avoir imaginée notamment en Calamity Jane. (sourire)

Une nouvelle vie que vous imaginez un jour raconter dans un nouvel album ?

H. : Pas pour l’instant. L’histoire de Monsieur Désire ? est d’abord celle d’une relation. Sans Édouard, je ne vois pas comment elle pourrait continuer. Et faire « Les aventures de Lisbeth », je ne suis pas certain que cela soit très intéressant. Édouard va-t-il être sauvé ? Lisbeth va-t-elle construire une vie magnifique ? Je préfère terminer là-dessus.

V.A. : Si un western féminin serait super tentant, je trouve effectivement préférable de laisser Édouard et Lisbeth vivre leurs vies.

Hubert, beaucoup de personnages de votre œuvre ont une fêlure…


H. : Sans doute. Peut-être parce que j’en ai moi-même (sourire) et que je viens aussi d’une famille qui en a pas mal. Je me rends compte aussi que beaucoup de gens que je rencontre en ont aussi. Ce qui est intéressant est d’expliquer comment les gens se construisent à travers des traumatismes. Chacun a ensuite une cartographie différente. Certains sont apparemment plus fragiles ou plus forts que d’autres, puis ils s’écroulent finalement comme un bloc. Des couples ont l’air parfaits puis explosent en vol. Plus j’avance et plus je vis, plus je m’aperçois que des personnes que je croyais stables ne le sont pas toujours.

Quels sont vos projets ?

H. : On commence à travailler avec Virginie sur une nouvelle histoire. Il y a aussi la suite de Demi-Sang avec Bertrand Gatignol, on est partis sur un troisième récit. Mon prochain bouquin sera probablement chez Glénat dans la collection 1000 Feuilles, ce sera un polar gay sexuellement explicite réalisé avec un jeune dessinateur, Paul Burckel.

V.A. : Une aventure de Conan chez Glénat et un diptyque intitulé 40 éléphants, scénarisé par Kid Toussaint aux éditions Bamboo.

Avez-vous encore le temps de poursuivre votre métier de coloriste ?

H. : Oui, je continue toujours. C’est une activité complémentaire qui me permet de prendre mon temps sur mes scénarios, d’être moins tributaire. Je me rends compte aussi qu’il est très difficile d’écrire pendant une journée entière. J’écris en général la matinée et fais des couleurs l’après-midi en écoutant de la musique. Réaliser des couleurs m’a aussi permis de mieux comprendre le travail des auteurs, notamment de Paul Gillon, David B, Jason…

V.A. : Hubert me fait la joie et l’honneur, outre de me proposer un autre superbe projet, de mettre en couleur ses prochains albums !




Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade

Bibliographie sélective

Monsieur désire ?

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Les ogres-Dieux
2. Demi-Sang

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