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« Les voyages d'Ulysse, ce n'est pas un livre qu'on invente mais un livre qu'on trouve »

Entretien avec Sophie Michel et Emmanuel Lepage

Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade Interview 29/11/2016 à 10:27 14616 visiteurs

Le mot "solitude" revient régulièrement quand on évoque le travail d'un auteur de bande dessinée. Mais il arrive parfois que ce terme soit remplacé par celui d'"équipe", de "partages", voire de "collectif". Ce fut le cas pour Les Voyages d'Ulysse autour duquel ont gravité Emmanuel Lepage, bien entendu, Sophie Michel, Vincent Odin, René Follet ou Daniel Maghen. Une construction à la fois déstructurée et bouillonnante qui a permis la réalisation de l'un des plus beaux albums de l'année, récemment récompensé par le Prix de La Critique ACBD 2017.


Les voyages d’Ulysse, c’est un complément aux Voyages d’Anna, une suite ?

Emmanuel Lepage : Nous avons une fille qui s’appelle Anna pour qui nous avons créé Les Voyages d’Anna qui, au départ, n’était qu’une série d’illustrations. Quand Daniel Maghen (Éditeur, NDLR) m’a proposé d’en faire un livre, j’ai proposé à Sophie (Michel, NDLR) d’écrire un texte à partir de ces dessins, pour qu’ils puissent porter une histoire. J’avais mis un même personnage dans chaque dessin, sans vraiment bien savoir son nom et sans croquis préparatoire. Je l’avais faite rousse pour qu’on puisse bien la visualiser. Ce personnage est devenu Anna. Son petit frère, quand il a eu quatre ou cinq ans, m’a un jour demandé quand je comptais réaliser Les Voyages d’Ulysse. Je lui ai dit : « Tu sais, ça a déjà été fait. » (sourire) Mais l’idée est restée. Au début, je comptais plutôt réaliser un carnet de voyage avec un lien quand même avec Les Voyages d’Anna. Puis, j’ai eu l’idée de réaliser l’album avec René Follet. Pour deux raisons : d’abord parce que c’est un ami dont j’admire profondément le travail depuis longtemps, et ensuite parce qu’il avait fait un livre en 1970 sur la Grèce Antique, intitulé Les Grecs. On a commencé à évoquer ce projet il y a plus de dix ans et j’avais déjà fait à l’époque bon nombre d’illustrations. Sur ces entrefaites, Daniel Maghen m’a dit qu’il aimerait bien qu’il y ait aussi dans le livre quelques pages de bande dessinée. Du coup, j’ai proposé à Sophie qu’on travaille ensemble là-dessus. Nous avions déjà le titre, les grandes images sur l’Odyssée et quelques dessins de René qu’il avait créés pour l’occasion.

Sophie Michel : Au départ, il y avait juste une demande pour une trentaine de planches de bande dessinée que je devais scénariser mais en fait, on n’a rien respecté. (sourire)

E.L. : C’est devenu une véritable épopée. C’est ça qui est excitant. Le livre en lui même devient un chemin, on ne sait pas trop où on va, on tâtonne, c’est comme une sorte de puzzle qui va trouver du sens à moment donné. J’aime cette idée que ce n’est pas un livre qu’on invente mais un livre qu’on trouve.

S.M. : J’avais une idée de l’histoire, de la trame, dans ma tête. Mais en terme de nombre de pages, ce n’était vraiment pas clair.

E.L. : Nous n’avons d’ailleurs fait la structure du récit qu’à la fin. C’était parfois à flux tendus. Un jour Sophie me donne le scénario, c’était pour mettre en images l’accouchement de Salomé. Je commence le dessin et je demande à Sophie: « Mais elle accouche dans quelle maison ? » Et elle me répond : « Chez son père ». Je lui ai dit alors que c’était trop tard parce que j’avais déjà commencé le dessin. (rires) L’aventure graphique et narrative est vraiment passionnante, déjà expérimentée dans Les Terres Australes avec des échanges quasi continus avec les scientifiques et les marins, mais aussi avec l’équipe de chez Futuropolis. Il y avait sans cesse du mouvement autour de l’album. Pour Les Voyages d’Ulysse, il y a bien sûr Sophie et moi, mais aussi Vincent Odin, le maquettiste, qui a une place cruciale dans cette aventure. Vincent est celui qui a en fait imaginé le personnage de Jules, qui lui a donné un nom.

S.M. : Les illustrations de René se sont ajoutées au fur et à mesure. Au départ, il n’y avait que les dessins de L’Odyssée puis, Emmanuel et lui ont eu l’idée d’utiliser également ceux des Grecs. René a ensuite donné son carnet de croquis qu’il a fallu intégrer dans l’histoire alors qu’une bonne partie était déjà écrite. Ce carnet est finalement devenu un élément clé du scénario.

C’est finalement le personnage de Jules Toulet qui fait le lien entre les deux albums…

S.M. : Il faisait partie des contraintes scénaristiques. J’avais très envie de faire une transposition de L’Odyssée avec un personnage féminin et je devais aussi intégrer Jules. J’ai d’abord travaillé sur le personnage de Salomé. Comme Jules était un personnage imposé, je ne m’en suis occupé qu'après. Le flashback a été écrit avant le récit cadre.

E.L. : La construction s’est faite complètement dans le désordre. On a d’abord eu l’idée de commencer l’histoire par la mort de la mère puis par le départ de Salomé deux pages après. Mais on a trouvé que ce choix faisait perdre de la force aux personnages secondaires. C’était juste un prétexte pour fournir de belles images. Là, on apprend un peu à connaître le personnage de la mère. Quand elle disparaît, il y a une empathie qui se crée. Si ce n’avait pas été le cas, on aurait été malheureux pour le père et les enfants, mais sans plus.

S.M. : Ça n’aurait pas non plus expliqué le cheminement de Salomé qui se fait beaucoup par rapport à ce que sa mère lui a donné pendant ses premières années.

Pensiez-vous qu’il fallait une femme scénariste pour appréhender un personnage aussi complexe que celui de Salomé ?

S.M. : J’avais surtout envie d’un personnage féminin. Et j’espère l’avoir faite suffisamment complexe pour qu’on ne la trouve pas trop stéréotypée. Elle prend des postures plutôt masculines dans une époque où ce n’était pas trop convenu. C’est aussi pour ça qu’elle devient l’héroïne, à l’instar d’Ulysse. Ce n’est pas si fréquent, on a une littérature dans laquelle les héros sont le plus souvent masculins. En bande dessinée, les exemples ne sont pas très nombreux non plus. Je pense notamment aux Passagers du Vent, mais c’est rare.

Le côté lyrique de la narration, est-ce pour coller avec les textes d’Homère ?

S.M. : Il y a dans le livre des citations de L’Odyssée, traduit de Victor Bérard, qui comprenaient des alexandrins, ce qui rend le texte très rythmé et très poétique. Pour mon écriture et mes dialogues, j’ai du mal à prendre du recul sur mon style. Il faut que les dialogues sonnent juste, ce qui est toujours un véritable défi.

Insérer ces textes sur papier calque, cela a été un casse-tête pour l’imprimeur ? (sourire)

E.L. : Cela a surtout été un casse-tête pour le concepteur. (sourire) C’est une idée de Vincent Odin qui m’a montré qu’on pouvait avoir du papier différent au sein même du livre. Mais intégrer du papier calque ainsi dans le corps du récit ne peut se faire que si on les installe dans les cahiers. Il a donc fallu calculer à quels endroits précis on avait les cahiers et voir quels textes on pouvait mettre à ce moment-là. Sophie nous a proposé huit textes, on en a conservé quatre car les autres ne fonctionnaient pas aux endroits où ça tombait. On a pris ça comme un jeu. Ce qui est extrêmement intéressant c’est d’avoir des idées qui peuvent poser des problèmes et de trouver ensuite des solutions logistiques.

S.M. : C’est quand même quasi-miraculeux que tout se soit finalement mis en place. Tout a fonctionné, même des choses que l’on a été obligé de bidouiller.

E.L. : Il y a un dessin sur lequel on voit Ulysse sur son radeau. C’est un dessin que j’avais réalisé en 2007. Il se trouve que l’image précédente représente Santorin. Ce qui est étonnant, c’est que le dessin de la vague sur laquelle se tient le radeau a la même forme que celle de l’île, alors que ces illustrations ont une dizaine d’années de différence. Elles se sont trouvées dans l’album l’une après l’autre comme si c’était fait exprès, alors que pas du tout. Une prof me disait toujours : « L’ange a frappé » quand quelque chose marchait.

Comme pour vous avec cet album, vos personnages semblent tous à la recherche de quelque chose...


E.L. : C'est exactement ça. Ce livre est une sorte de quête, un peu comme un voyage. J'aime partir en voyage, longtemps. Même si je prépare toute la logistique à l'avance, tout se fait au gré des rencontres. Parfois, je ne savais pas vraiment pourquoi je partais et j'avais la réponse au retour. À la fin, je me disais : "Voilà ce que je suis venu chercher." Pour le livre, c'est un peu la même chose.  On part avec le désir de faire quelque chose ensemble, avec René, Vincent mais aussi Daniel Maghen. Cet ensemble de contraintes est là finalement pour nous indiquer un chemin.

SM : Les contraintes sont là aussi pour permettre à l'histoire de jaillir.

E.L. : Quand je parle de contraintes, je me suis parfois demandé si je pourrais aller au bout du projet. C'est là qu'il faut trouver des réponses. On s'est notamment servi de toutes les hésitations de René pour raconter le processus de création de certains dessins. Et le fait que René retrouve à la fin ce carnet de croquis m'a bouleversé. Il y a un tel niveau graphique dans ses dessins...

S.M. : J'avais un manque concernant la rencontre entre Jules et Salomé qui ne reposait au départ que sur du hasard. On avait du mal à comprendre les raisons qui poussaient une fille plutôt forte de caractère à récupérer un mec un peu paumé dans un port. Le carnet résout complètement ce problème, c'est un peu le passeport d'entrée pour l'Odyssée.

E.L. : Ça me rappelle un quiproquo qu'il y a eu à moment donné... Sophie indique dans le scénario que Jules embrasse Salomé. Je réalise un dessin dans lequel il l'embrasse franchement alors qu'il ne s'agissait en fait que d'un baiser sur la joue. Mais en fait, cela a permis de nourrir le personnage qui est devenu un séducteur à deux balles. (sourire)

S.M. : Oui, il utilise son art et son faciès un peu élégant pour se sortir de situations rocambolesques.

E.L. : Tous ces petits accidents prennent en fait leur sens à la fin. Ils nous amènent dans des zones vers lesquelles on ne serait pas aller. 

L'album évoque beaucoup de souvenirs : l'amour disparu de Jules, la mère de Salomé...

S.M. : Pour Salomé, il était important de savoir comment elle s'était construite. Le fait de basculer dans son passé participe à la densité du personnage. Le fait que ce soit les peintures de René, plutôt que celles d'Emmanuel, qui rappellent le visage de la mère de Salomé renforce l'authenticité du récit.

Votre fils est-il finalement satisfait du résultat ?

E.L. : Même s'il ne l'a pas encore lu, il est déjà très fier d'avoir un album qui porte son nom.

S.M. : Je suis en train de le lire avec lui.

Travailler sur une fiction ou sur un documentaire s'appréhende-t-il de la même façon ?

E.L. : Le basculement a été plus important quand j'ai commencé à travailler sur les documentaires, puisqu'auparavant j'avais fait de la bande dessinée de fiction pendant 25 ans. C'est quand j'ai commencé Voyages aux Îles de la Désolation que j'ai complètement changé ma façon de travailler.  En fait, ce qui a changé, c'est que les dessins existaient déjà puisque je suis revenu avec 150 illustrations réalisées sur un carnet de voyage. La question a été d'imaginer une histoire à partir de tout ça. Quand mes amis me demandaient ce que je faisais, je ne savais pas trop quoi leur répondre. Pourtant, c'est un livre de 250 pages que j'ai réalisé en moins de six mois. J'ai été pris par le plaisir et l'énergie d'inventer quelque chose que je n'avais jamais abordé. Ce livre a eu du succès et j'ai perçu ça comme un encouragement des lecteurs à poursuivre dans cette voie. J'ai travaillé ensuite sur Un Printemps à Tchernobyl et sur La Lune est Blanche dans lequel il y avait cette fois des photos prises par mon frère. Du coup, quand je suis revenu à la fiction, la méthode n'était pas si différente. La souplesse perçue dans Les Voyages d'Ulysse vient essentiellement de la construction des trois bandes dessinées documentaires que j'avais faites. Mes dessins sont aussi réalisés beaucoup plus vite, ce qui ne me gêne donc pas s'il faut les recommencer. Alors que pour Muchacho, il y a dix ans, il me fallait une semaine pour faire une page. Pour les documentaires, il n'y a pas vraiment de cohésion dans les dessins. Dans Voyage aux Îles de la Désolation, on mélange des croquis, des illustrations en noir et blanc, d'autres en couleur... L'important, c'est la narration. Pour Les Voyages d'Ulysse, c'est un peu la même chose. On a plein de strates différentes, la seule chose qui importe, c'est la lisibilité et l'efficacité, on essaie de faire en sorte qu'à aucun moment le lecteur ne soit lâché. Et pourtant, il y a eu pendant la conception de l'album beaucoup de flottements. Un jour, je suis allé voir Daniel, avec Vincent, pour lui expliquer ce qu'on voulait exactement faire et il m'a répondu : "Je ne suis pas certain d'avoir tout compris mais allez-y". (sourire) Cette confiance était très importante pour nous. C'est la même chose quand je travaille chez Futuropolis. Je ne suis pas certain que Claude Gendrot (Éditeur chez Futuropolis, NDLR) comprenne tout non plus au premier abord, mais il me suit chaque fois.

Pourriez-vous imaginez de revenir à un album beaucoup plus classique, homogène d'un bout à l'autre ?

E.L. : Non, ce serait revenir en arrière. Et puis ce sont aussi pour des raisons physiques. J'ai eu il y a quelques années un problème à la main qui ne me permet plus de dessiner comme je le faisais à l'époque. Cet handicap m'a entraîné dans d'autres zones graphiques. Le fait d'admettre que je ne pourrais plus dessiner comme avant m'a emmené vers d'autres terrains de jeu. Je fais encore quelques dessins à l'aquarelle pour m'amuser, comme je le faisais dans Muchacho ou La Terre sans Mal, mais de moins en moins. J'ai envie d'expérimenter de nouvelles choses, comme dessiner sur du papier coloré avec de temps en temps des aplats de gouache pour marquer les complémentaires dans Les Voyages d'Ulysse. Pourtant, je ne suis pas du tout un expert à la gouache. Je ne sais faire que les aplats et les dégradés. Je lisais quand j'étais gamin les petits bouquins de José Parramon édités chez Bordas qui apprenaient à dessiner et j'ai appris là-dedans. Il y avait un tome consacré à la gouache et la seule chose que j'ai été capable de faire, ce sont donc les aplats et les dégradés, seuls éléments que j'ai insérés dans l'album. Quand je me compare à des artistes comme Pierre Joubert que j'ai bien connu... René Follet bosse à l'acrylique et il est très à l'aise alors que je devrais batailler pour sortir quoi que ce soit. Il n'y a qu'à l'aquarelle où je ressens quelque chose mais ce n'est pas le même cheminement. Pour l'aquarelle, il faut anticiper la couleur, on ne peut pas se servir de la feuille comme d'une palette. Il faut savoir très précisément ce que ça va donner à la fin. Plus on met de couleur sur le papier, plus on éteint la lumière. C'est ce qui explique que certaines aquarelles soient très grises, cela veut dire qu'il y a trop de mélanges. Il y a une règle de trois connue pour l'aquarelle qui dit que l'on peut mélanger trois couleurs transparentes ou une couleur opaque et une couleur transparente. Au-delà, on éteint la luminosité. C'est une technique où l'on a pas le droit à l'erreur et qui exige une forte concentration tout au long de la réalisation. La gouache et l'acrylique offrent plus de souplesse mais je ne suis pas du tout à l'aise avec.

Écrire une nouvelle ou un roman des Voyages d'Ulysse, c'est quelque chose qui vous a traversé l'esprit ?

S.M. : Je suis moins à l'aise dans l'écriture classique. J'aime bien les contraintes liées à la mise en images.


Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade

Bibliographie sélective

Les voyages d'Ulysse
2. Les Voyages d'Ulysse

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Les voyages d'Ulysse
1. Les voyages d'Anna

La terre sans mal

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Muchacho
1. Tome 1

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Un printemps à Tchernobyl

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Australes - Deux récits du monde au bout du monde
1. Voyage aux îles de la Désolation

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Australes - Deux récits du monde au bout du monde
2. La Lune est blanche

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