L'actualité de Fabien Vehlmann ne connait pas beaucoup de répit et cette fin d'année 2016 ne déroge pas à la règle. Son actualité ? C'est tout d'abord la renaissance de Satanie, une histoire qui a failli ne pas connaître d'épilogue après l'échec du premier tome. C'est aussi la sortie d'un nouveau Seuls, qui est toujours un événement en soi, d'autant que ce dixième opus amorce un troisième cycle très attendu après les révélations du précédent. C'est enfin la découverte des premières images du film de David Moreau dont la sortie officielle est prévue le 8 février 2017.
Où puisez-vous l’envie de repartir sur un troisième cycle de Seuls alors que l’aventure a débuté il y a déjà longtemps ?
Fabien Vehlmann : Je pourrais dire ironiquement "l’argent" ! (rires) Mais il s’avère que ce n’est pas du tout ma motivation première. Seuls est la bande dessinée dans laquelle je mets le plus de choses personnelles et intimes alors qu’on pourrait croire le contraire et cataloguer cette série dans un registre fantastique pour la jeunesse. Elle évoque en fait des émotions que j’ai ressenties quand j’étais enfant et que j’essaie de transformer de manière amusante, fun, étonnante, triste, avec des rebondissements, des ficelles propres aux feuilletons que la France connaît depuis des années… Ainsi, quand je retrouve les personnages de Seuls, j’ai l’impression de revoir des potes que j’ai laissé tomber une année, un peu comme une colonie de vacances. Ça peut être très facile de le dire comme ça, mais je les retrouve vraiment comme des amis. Ceci-dit, on s’est bien mis d’accord avec Bruno pour que l’aventure s’arrête un jour, toutes les bonnes choses ont une fin. On est partis sur cinq cycles, donc vingt-deux ou vingt-trois albums, et ça peut paraître long pour les lecteurs qui attendent. Mais au vu de ce qu’on veut raconter, c’est assez court pour nous, d’autant qu’on ne fait que 46 pages par album. On a de temps en temps essayé 54 pages, mais j’ai vu que Bruno tirait un peu la langue. (sourire) J’ai cependant conscience du côté éphémère de la série et je sais que d’ici une dizaine d’années, tout sera terminé. Nous avons vraiment l’envie de raconter une histoire de fond qui me tient particulièrement à cœur, qui est en sous-texte de toute la série, sans être vraiment apparente pour le lecteur jusqu’à présent. Le fait qu’on découvre en fin de deuxième cycle que l’un des héros est en réalité l’élu du mal est l’un des moments importants, puisque c’est l’un des sujets que je voulais absolument aborder. Entrer enfin dans le vif du sujet et traiter ce personnage dans le tome dix, et aussi dans le onze que je suis en train de finir d’écrire, c’est assez jubilatoire. Les lecteurs n’attendaient pas forcément ce type de transformation et sont du coup très déstabilisés.
Le fonctionnement se fait donc par cycles avec une révélation explosive lors de chaque conclusion ?
F.V. : J’aime bien ce côté feuilleton très exploité en France à une époque avec Eugène Sue, Gaston Leroux… Il est vrai que les modèles actuels sont plus américains et que les saisons, basées sur ces modèles, sont indépassables actuellement. Je ne voulais pas tout récupérer - il y a des choses qui ne me conviennent pas - mais le fait de relancer chaque nouveau cycle par un retournement lors de la fin du précédent me plait. Cela m’oblige aussi à ponctuer mon récit là où je ferais de prime abord quelque chose de plus entremêlé. Je trouve très importants ces rebondissements, même si j’en ajoute aussi à l’intérieur d’un cycle. J’assume complètement tout ça. Seuls est pour moi une littérature que je qualifie de « foraine ». J’essaie de faire passer des sensations très extrêmes comme lorsqu’on est dans un train fantôme ou dans des montagnes russes. Mais ce n’est pas que du divertissement… Je veux ramener le lecteur tout doucement vers des thèmes plus métaphysiques. La bonne littérature jeunesse doit être un vaccin au monde réel et pas une protection. Il y a un vrai débat à ce sujet. Certains bibliothécaires ne veulent pas mettre Seuls au rayon enfants. L’audiovisuel est encore pire… Ils essaient de surprotéger l’enfant. Quand on me dit que Seuls est violent, je réponds que Seuls est infiniment moins violent que la vie réelle pour une part non négligeable d’enfants qui connaissant des violences physiques. Comment réagir face à ça ? En leur inoculant un « vaccin » pour leur dire : « tu vois, le monde est dur, mais les personnages de Seuls s’en sortent toujours comme les personnages d’un conte de fée. » Ce message-là, il faut l’asséner, c’est ce qui m’a sauvé quand j’étais gamin. J’ai eu une enfance normale mais plutôt perturbée. La littérature et la BD m’ont aidé, en particulier Sa majesté des mouches de William Golding ou des livres comme Ravage de Barjavel. Pour moi, ces livres ne traitaient pas de la violence mais étaient au contraire des guides de survie. Je ressens exactement ça quand je me rends dans des classes de primaire pour parler de Seuls. Les enfants sont contents que ce soit « forain » mais je sens aussi qu’ils sont très accrochés par les thématiques dramatiques.
Des thématiques comme la mort ou la sexualité, à peine effleurée…
F.V. : Je me méfie quand il s’agit d’évoquer la sexualité dans un album jeunesse. J’étais très pudique étant enfant. Il y aurait énormément à faire sur ce sujet mais c’est très compliqué à aborder en France. Quand je fais des bouquins sur la sexualité à côté, je les cloisonne complètement de l’écriture jeunesse. Par exemple, pour L’Herbier Sauvage, je n’interrogerais jamais quelqu’un de moins de dix-huit ans. J’ai choisi de l’aborder dans Seuls de manière infinitésimale et je n’en reparle pas par la suite avec les enfants car j’ai constaté que ça les mettait vite mal à l’aise. Il y a deux scènes en tout et pour tout pour un total de dix albums : quand Saul propose à Camille de faire l’amour avec elle et quand Saul embrasse Dodji. Une fois, dans une classe de primaire, un gamin m’a demandé pour quelles raisons Saul avait embrassé Dodji. Je me suis lancé alors dans un grand laïus pédagogique pensant qu’il était suffisamment bien dans ses pompes pour aborder le sujet. Puis, ce même gamin m’a écrit plus tard et je me suis rendu compte que quelque chose s’était passé dans ses questionnements personnels et qu’il avait eu la sensation que j’avais eue moi étant enfant en se disant : « je ne suis pas seul ». C’est aussi ce qui explique le « s » de la série. On n’est jamais "seul" physiquement quand on est ensemble.
Vous remerciez en début d’album Bruno Gazzotti pour les défis graphiques qu’il a su relever dans le tome dix. Quels sont-ils ?
F.V. : Je lui ai quand même demandé de faire un hall d’exposition pour un salon du jouet. Si vous demandez ça à n’importe quel dessinateur, ils vous dira non la plupart du temps. Je pense que le pire défi, c’est de dessiner un hypermarché : c’est très répétitif, avec des produits très différents, une vraie galère. C’est pour ça aussi que Bruno est super, il m’a dit : « Je comprends que dans le cadre du scénario, un salon du jouet va être un kif monstrueux pour les gamins, donc je le ferai ». Par contre il a pleuré des larmes de sang. (sourire) Je lui ai déjà lancé pas mal d’autres défis, certains inattendus comme celui des paysages enneigés dans le tome neuf. Dans le tome dix, une autre scène est compliquée, celle avec les légos. J’y tenais parce que je suis certain qu’elle fera partie des scènes iconiques de l’album. Quand j’écris un album de Seuls, j’aime bien qu’il y ait une ou deux scènes qui frappent l’imaginaire de façon viscérale. La scène avec le grand tyrannosaure en plastique dans lequel Terry se cache dans sa gueule, j’y tenais énormément également. Le plus important est de trouver le juste milieu entre le côté drôle et le côté dramatique. C’est aussi le fond de l’histoire de Seuls : comment devenir un adulte, c’est à la fois excitant et terrifiant. Parfois je suis ravi de ne plus avoir de compte à rendre à mes parents mais je voudrais de temps en temps aussi que mes parents puissent prendre ma faute sur eux, qu’ils encaissent mes échecs. Sauf que ce n’est pas comme ça que ça marche.
Le Maître des Couteaux et Terry, c’est un drôle de duo…
F.V. : À la fin du cycle deux, les personnages sont dispersés. On s’est dit avec Bruno qu’il serait intéressant de centrer chaque album du cycle trois sur un personnage pour renouer un peu aussi avec la spécificité de « Ils sont seuls ». Quand j’ai pensé pour le premier album à Terry et Le Maître des Couteaux, j’ai jubilé intérieurement. Même si je l’aime beaucoup, Terry est parfois con comme ses pieds et le Maître des Couteaux n’est pas non plus une flèche. Mais le faire redevenir fou, dans une ambiance à la Shining, j’ai trouvé ça très drôle. Je fais beaucoup de sondages pendant mes dédicaces et le Maître des Couteaux fait partie des personnages les plus populaires de la série, et de loin, avec Dodji, Saul et Leila.
Le personnage de Camille est quant à lui assez particulier…
F.V. : Ce personnage est peu populaire de prime abord chez les gamins car trop sage, trop gentil et trop effacé. Mais je savais ce que ce personnage allait représenter dans la série. Je trouve aussi qu’elle n’est pas aussi fade que ça et, dans beaucoup de situations, elle a sauvé le groupe mais comme elle s’efface, ça ne se voit pas.
Petit Poilu en Petit Jésus, c’est une idée de scénario pour Céline Fraipont ? (sourire)
F.V. : (sourire) J’adore Petit Poilu, c’est une série jeunesse sensationnelle. C’est un Jésus parfait avec Hulk en Joseph et Wonder Woman en Marie. Je suis très respectueux de tout ce qui est religieux, je viens d’un monde très catholique. Mais j’aime bien aussi être irrévérencieux, c’est plus taquin qu’autre chose. Avec son côté maladroit, Terry a une forme de foi très forte.
Seuls, est-ce un peu la version pour enfants de Jolies Ténèbres ?
F.V. : Jolies Ténèbres, c’est parler de l’enfance à des adultes, dans ce qu’elle a de plus cruel. Alors que Seuls s’adresse aux enfants. Ce sont donc un peu les mêmes thématiques mais pas destinées au même public. Dans Seuls, on parle de cruauté mais avec toujours ce prisme de « tu vas t’en sortir ». Jolies Ténèbres est en soi beaucoup plus violent. D’ailleurs, ma mère m’avait demandé à son propos si c’était ma vision du monde. J’avais répondu que ce n’était qu’une de mes visions du monde.
Quelques mots sur le film Seuls ?
F.V. : Je n’ai été que consultant. On a fait totale confiance à David Moreau, le réalisateur. Les personnages sont beaucoup plus âgés que ceux de la série BD, mais c’était un passage obligatoire. Faire un casting avec des gamins qui jouent bien, de six ou sept ans, c’était impossible. Aux États-Unis, ils peuvent se le permettre grâce à un vivier monstrueux. On a par contre demandé à ce que les couleurs soient respectées : il y a un black et une rebeuh. On a aussi demandé que la gravité soit conservée : si un enfant doit mourir, il meurt. Pour le reste, ils ont pu adapter comme ils l’ont souhaité. J’étais juste là en tant que garde-fous.
Avez-vous été surpris par l’appel du pied de Soleil suite à l’échec commercial du premier tome de Satanie ?
Ce caractère organique est très bien rendu par cette nouvelle couverture…
F.V. : Oui, on a l’impression d’être un globule rouge au milieu d’un vaisseau sanguin. Cette couverture est culottée. Elle est étonnante, pas évidente à découvrir au premier abord mais aussi séduisante par ses couleurs. Et plus je l’ai regardée, plus je l’ai trouvée magnifique, c’est l’une de mes préférées de ma bibliographie. Pour le coup, on avait plutôt raté celle du premier tome et ça a été l’une de nos erreurs.
Le voyage intérieur évoque Jules Verne, il y a aussi du Miyazaki…
F.V. : Oui, j’avais envie de mixer Jules Verne et Miyazaki. Mais, autre erreur du tome un, je voulais qu’on retrouve le côté Jules Verne dans le tome un et le côté Miyazaki dans le tome deux. Or, Miyazaki est plus séducteur graphiquement avec ce côté fantasque, sa faune, sa flore, les monstres bizarres. Satanie a cependant un côté un peu plus sensuel que chez Miyazaki. Lui ne parle quasiment jamais de sexualité alors que le livre l’aborde un peu plus, ce qui est normal, puisque Charlie est une adolescente qui se découvre.
Quelques mots sur L’Herbier Sauvage ?
F.V. : Il y aura trois tomes. Le deuxième devrait être dessiné par David Prudhomme et j’aimerais que le troisième le soit par une femme.
Ne pensez-vous pas que l’herbier sauvage pourrait faire un très bon film à sketches ?
F.V. : J’adore ça mais je me demande si ce genre de films peut encore aujourd’hui rencontrer son public. Par contre, on m’en a proposé une adaptation en pastille audiovisuelle, web ou télé, à voir... C’est un concept auquel je crois énormément, le premier album a été très bien accueilli par la critique. Je veux poursuivre dans cette voie et faire comprendre aux libraires que ce n’est pas de la pornographie, ni d’ailleurs du bien-être. Je pense faire une couverture qui soit un tout petit peu plus neutre pour le deuxième tome.