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Quand la physique se met à table...

Entretien avec Mathieu Burniat

Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et A. Cirade Interview 14/11/2016 à 11:54 6037 visiteurs

Le Dodin-Bouffant semble avoir transmis sa passion à Mathieu Burniat qui récidive dans le domaine culinaire avec Les Illustres de La Table. Et quand on s'aperçoit que l'autre violon d’Ingres du jeune auteur belge n'est autre que la physique quantique, on en vient presque à se demander si son prochain album n'aura pas pour objet la cuisine moléculaire... 

Comment passe-t-on du monde culinaire à la physique quantique ?

Mathieu Burniat : Ce sont deux passions tout à fait différentes mais deux passions quand même. D’une part, j’adore manger et d’autre part, je m’intéresse à la science depuis que je suis tout petit, surtout celle ayant attrait à la philosophie. Et la physique quantique, c’est un peu la science qui se pose des questions philosophiques. Il n’y a aucun lien entre ces deux passions.

Quel était votre bagage scientifique avant de vous lancer dans Le Mystère du Monde Quantique ?

M.B. : Aucun bagage particulier. Je suis sorti d’une école orientée vers l’anglais et les sciences sociales. Je n’étais pas mauvais en sciences, mais sans plus. J’appréciais surtout quand les sciences avaient une implication directe dans la vie réelle. Puis, j’ai fait une école de design dans laquelle j’ai surtout appris la physique concernant les matériaux, la géométrie descriptive. Je ne connaissais vraiment rien en physique quantique et j’ai commencé à m’y intéresser en lisant quelques articles. Surtout, j’ai un ami qui, lui, est passionné de physique quantique depuis qu’il est tout petit. Je me souviens de nuits qu’on passait à la belle étoile à parler de théorie des corps quand on avait seize ans. Imaginer l’infiniment petit avec des petits corps qui vibrent plutôt qu’avec des atomes qu’on connaît me faisait déjà rêver. Me demander si le monde est fait d’ondes ou de particules a éveillé ma curiosité.

Vos prises de notes s’effectuaient déjà en dessinant ?

M.B. : Les professeurs avaient du mal à aborder le sujet et je n’ai jamais appris la physique quantique à l’école. La première fois que j’ai vraiment abordé le sujet c’est quand j’ai contacté Thibault Damour.  J'ai évoqué mon projet en lui demandant s’il avait des conseils à me donner. Il m’a dit : « Tu ne vas pas le faire seul mon grand, c’est trop compliqué. On va le faire ensemble. » Il m’a invité dans sa maison de vacances trois étés d’affilée pendant lesquels on ne faisait que parler de physique. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment réussi à m’immerger dans la physique quantique.

Les néophytes pourraient être rebutés par la complexité du sujet, les experts connaissent déjà tout. À qui s’adresse finalement cet album ?

M.B. : Tout d’abord, on ne peut pas totalement vulgariser la physique quantique, c’est quelque chose de trop abstrait. Prétendre le contraire serait mentir. Pour moi, cet album s’adresse à tout le monde. Thibault Damour me racontait qu’il l’avait fait lire à ses neveux et nièces de neuf ans, et que ces enfants avaient réussi à en retenir quelque chose. Mais il s’adresse aussi aux profs de physique qui, lorsque j’en rencontre certains en dédicaces, m’avouent qu’ils n’ont pas tout compris. C’est impossible de tout comprendre... Ce qui m’intéresse, c’est que chacun puisse y trouver quelque chose. Quand on lit cet album, il ne faut pas buter sur quelque chose qu’on ne comprend pas. On vit dans un monde où tout doit être fluide et compris immédiatement, mais ce n’est pas toujours aussi simple et binaire. Garder une simple émotion après lecture de l’ouvrage serait déjà pas mal.

Votre cheminement de pensée est-il le même que celui de Bob ?

M.B. : La grosse différence, c’est que Thibault Damour m’a enseigné d’emblée toute l’histoire de la physique, pas seulement celle de la physique quantique. Puis, il a abordé le thème principal sans qu’il n’y ait au départ une idée concrète de scénario. On s’est rendu compte que le meilleur moyen d’en parler était d’aborder le sujet d’un point de vue historique. On s’aperçoit également que les physiciens n’effacent jamais ce qui s’est fait précédemment mais apportent au contraire de nouveaux éléments. Bob est un peu un néophyte comme vous et moi. La seule différence, c’est qu’il retient un peu plus ce qu’on lui dit.

Les résultats scientifiques donnés dans l’album ne sont jamais gratuits et sont tous issus de raisonnements ou d’expériences. Pensez-vous que c’est ce qui manque aujourd’hui dans le monde de l’éducation ?

M.B. : C’est ce que je pense intimement. Je sors d’une école dont l’enseignement est celui de Decroly, où on incite les élèves à apprendre par eux-mêmes. On nous a fait faire des expériences, on nous a fait poser des questions, on nous a fait dialoguer… La physique théoricienne et la physique issue de l’expérimentation sont souvent très clivées alors que c’est le dialogue entre ces deux univers qui est au contraire intéressant. Maintenant, il est vrai qu’expérimenter des choses en physique quantique n’est pas donné à tout le monde, il faut des machines énormes, des accélérateurs de particules…

Certains physiciens sont un peu réticents à l’idée de simplifier la chose scientifique. Qu’en est-il de Thibault Damour ?


M.B. : C’est au contraire lui qui m’a dit qu’on allait simplifier tout ça, même s’il m’a d’emblée annoncé qu’on n’allait pas vulgariser autant que je le souhaitais. Il a fallu se mettre d’accord sur le bon dosage. Par contre, il a été chaud dès le début pour utiliser la bande dessinée comme support. D’ailleurs, quand je l’ai appelé la première fois, il m’a dit qu’il avait déjà été mis en contact avec Moebius pour un projet du même style mais qui n’avait pas abouti. Il a aussi écrit un livre dans lequel l’idée de mettre des couleurs dans ses schémas lui était venue après coup pour faciliter la compréhension. Quand je lui ai dit que tout était possible au sein d’une bande dessinée, il a été emballé.


La physique quantique est basée sur le hasard et des probabilités. N’est-il pas un peu inquiétant d’imaginer notre monde géré par des lancers de dés ?


M.B. : L’idée d’avoir un monde géré par le hasard est plutôt issue de l’école de Copenhague. C’est juste une théorie parmi d’autres. Ce que l’on suppose plutôt, c’est que chaque possibilité se réalise. C’est un peu l’histoire du chat de Schrödinger qui ne peut pas être à la fois mort et vivant. Everett, lui, a élaboré une théorie qui explique que dès que le chat a la potentialité d’être mort et vivant, il le sera les deux à la fois dans deux réalités différentes, sur-impressionnées. Donc on ne vivrait pas dans un monde de hasard, mais dans lequel tout se réalise en même temps. On se démultiplie à l’infini, ce qui est d’autant plus vertigineux.

Dans l’album, les physiciens préfèrent mettre de côté une théorie plutôt que d’avouer leur ignorance…

M.B. : Ce n’est pas exactement ça. Ils estiment qu’il existe des phénomènes tellement abstraits qu’ils ne sont pas atteignables par nos connaissances, que nos cerveaux ne sont pas faits pour comprendre des choses aussi compliquées. Bohr disait que notre monde émet peut-être autant d’ondes que les particules et que ce sont deux phénomènes qu’il ne faut pas forcément dissocier.

Quels retours de l’album avez-vous eu de la part de la communauté scientifique ?

M.B. : (sourire) Il faut savoir que Thibault Damour est l’une des plus grandes sommités au monde en matière de physique quantique. Des retours directs, ce sont plutôt des professeurs de physique qui n’ont pas tout compris et qui n’osent pas donner ça à leurs élèves. Des scientifiques qui ont élevé la voix pour s’opposer à Thibault Damour, je n’en ai pas entendus. Il y a bien eu un petit événement lors de la conférence dessinée organisée à Paris… Il y avait un petit monsieur au premier rang qui, pendant que Thibault parlait, a commencé à devenir tout rouge et à se retourner vers la salle en dodelinant de la tête. Il est venu me voir à la fin de la conférence et m’a proposé son numéro de téléphone pour qu’on fasse une BD ensemble sur ce qu’il estimait être "LA" vérité. Les physiciens sont souvent de grands enfants, ils vivent dans un monde un peu à part.

L’album a-t-il intégré certaines bibliothèques universitaires ?

M.B. : Beaucoup de médiathèques se l’approprient. Je ne rêve que d’une chose, c’est qu’il soit intégré dans le programme scolaire. (sourire)

Est-ce Le Dodin Bouffant qui vous a mis en appétit pour faire un nouvel album culinaire ?


M.B. : Le Dodin Bouffant a reçu un très bel accueil, pas aussi inattendu que celui sur la physique quantique. La gastronomie a toujours été pour moi une grande passion. J’aime beaucoup manger et je me suis aperçu que je n’avais pas tout dit dans Le Dodin Bouffant. Pour Les Illustres de La Table, c’était la première fois que je répondais à une demande expresse de l’éditeur. Ils m’ont demandé de réaliser un album sur l’histoire de la gastronomie. J’ai rencontré Benoist Simmat et on s’est dit qu’il serait intéressant de faire le portrait de plusieurs grands gastronomes. Cela a permis de balayer tous les courants de la gastronomie à travers une galerie de personnages, de la personnifier. Étant plutôt un lecteur de livres, je me demande souvent ce qui peut justifier de réaliser une BD. Pour le coup, le choix ici me paraissait évident : la nourriture comme les personnages hauts en couleurs pouvaient parfaitement être mis en images.

Comment avez-vous passé le casting de tous les cuisiniers ? Intégrer des grandes cuisinières, c’était important pour vous ?


M.B. : Benoist a dressé une première liste qu’il m’a montrée et je lui ai dit qu’il fallait y mettre plus de filles. (sourire) Mais c’est très difficile. On parlait auparavant très peu des femmes dans ce milieu et elles n'étaient pas forcément mises en avant. Cela a commencé avec Eugénie Brazier qui a obtenu trois étoiles au Guide Michelin pour deux restaurants différents. Puis, on a eu l’idée d’illustrer la cuisine populaire avec Maïté qui a initié les ménagères à réaliser des plats. On a bien évidemment terminé par Anne-Sophie Pic.

Avez-vous trouvé un point commun entre ces différents personnages ?


M.B. : Non, on a essayé de voir le plus large possible. Déjà, on ne voulait pas s’attarder sur les « super stars » style Ducasse ou Robuchon qui incarnent une cuisine d'excellence, mais internationale et rationnelle. On a plutôt essayé de s’intéresser à ceux qui proposent une gastronomie locale, un courant qui traverse d’ailleurs notre époque en ce moment. Depuis longtemps pourtant, on ne cesse de répéter qu’il faut cuisiner local et de saison.

Pour vous, l’avenir c’est une économie circulaire ?


M.B. : Je l’espère en tout cas. Je ne suis pas quelqu’un de nature pessimiste mais j’essaie d’être objectif. Si ce n’est pas ça… c’est la merde. (sourire) Le besoin de se nourrir est un besoin primaire. Parler de l’art de la gastronomie, c’est aussi savoir dès aujourd’hui changer nos habitudes. Il y a des mutations qui sont en train de s’opérer dans notre société.

Imaginez-vous plutôt les lecteurs lire l’album de façon classique, ou le poser sur la table de la cuisine et l’ouvrir de temps en temps comme un livre de recettes ?


M.B. : C’est comme on veut ! (rires) Il y a une recette assez précise et intéressante, c’est celle de Beauvilliers qui explique comment faire une bécasse en croustade. J’aime bien les vieilles recettes plutôt que celles d’aujourd’hui que l’on retrouve un peu partout dans les livres traditionnels.

La structure du livre fait penser à une succession d’articles que l’on pourrait trouver sur un blog. Êtes-vous un adepte de ce media ?


M.B. : J’ai en fait commencé par un blog, mais c’était vraiment nul. Depuis que je fais de la BD, le blog m’intéresse moins et je préfère le support papier. Je passe plutôt mon temps sur les réseaux sociaux. (sourire) Ceci-dit, je trouve que certains blogs sont vraiment intéressants, notamment ceux de Boulet ou de Marion Montaigne.

Marion Montaigne utilise d’ailleurs son blog pour, elle aussi, vulgariser la chose scientifique. Qu’en pensez-vous ?

M.B. : J’aime beaucoup ce qu’elle fait et c’est toujours agréable d’avoir un référent quand on veut réaliser quelque chose. Quand j’ai vu ce qu’elle avait fait en BD, cela m’a encouragé dans mon projet. La BD est un merveilleux outil pour la science, elle permet d’avoir un superbe visuel pour les textes, imbriquer une histoire dans quelque chose qui est souvent trop théorique et scolaire. D’ailleurs, je vais réaliser un tome de La Petite Bibliothèque des Savoirs sur internet avec Jean-Noël Lafargue.

Cette collection n’est-elle pas trop contraignante par rapport au livre que vous avez réalisé sur la physique quantique ?

M.B. : Pour la pagination, on a le choix entre cinquante et quatre-vingt quatre pages. J’ai directement opté pour les quatre-vingt quatre pages, comme tout le monde d’ailleurs. (sourire) Internet est un sujet très vaste. C’est vrai que ce sont des albums assez contraignants et je n’ai pas trop l’habitude de travailler comme ça.

Un album de vulgarisation scientifique passe forcément par un objet plutôt sexy et attirant ?

M.B. : Oui, c’est très important. En dédicaces, on se rend compte que beaucoup de gens sont attirés par l’aspect artistique. Et les scientifiques sont souvent de grands artistes. Avant de trouver des réponses, ils se posent des questions et imaginent des choses. Einstein a par exemple imaginé les ondes comme étant composées de petites particules. Il a fallu beaucoup d’inventivité pour ça, surtout à l’époque. La physique quantique m’émeut, alors pourquoi ne pas transmettre cette émotion à travers le dessin ? Des blogs et des revues scientifiques, il y en a plein, alors autant trouver quelque chose d’autre d’attrayant.

La collection Sociorama n’est pourtant pas un exemple de beauté…

M.B. : Je ne la trouve pas si moche que ça, très austère peut-être. Le principal souci, c’est que ces genres de collections sont beaucoup trop contraignantes dans leur charte graphique : elles imposent une certaine typo, un certain type de couleurs…

À part la science et la gastronomie, avez-vous d’autres domaines à explorer en BD ?

M.B. : Je m’intéresse pour l’instant beaucoup aux questions environnementales. J’aimerais peut-être en parler par le biais de la science fiction. Je termine un livre sur lequel on a beaucoup partagé avec Gwen de Bonneval. C’est un ouvrage de Pablo Servigne dont le thème est la collapsologie. À la fin, ils demandent aux story tellers d’envisager des scénarios qui ne tombent pas dans le pessimisme. Même s’il s’agit de fiction, la fiction nourrit souvent le réel. Les films, les jeux video, nourrissent l’imaginaire des gens et ça se répercute au niveau sociologique.

Collaborer avec un grand chef comme l'ont fait Christophe Blain avec Alain Passard ou Jacques Ferrandez avec Yves Camdeborde, c’est quelque chose qui vous tenterait ?

M.B. : Cela a déjà été fait donc je ne vois pas trop l’intérêt… même si l’idée de passer quelques temps avec un grand cuisinier et de goûter ses plats est plutôt alléchante. (sourire)






Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et A. Cirade

Bibliographie sélective

Le mystère du monde quantique

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La passion de Dodin-Bouffant

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