Morgan Navarro joue au réac en publiant sur un blog hébergé par le quotidien Le Monde une planche par semaine évoquant notamment son quotidien. Lui se considère comme lucide alors que son entourage le voit surtout comme un vieux con adepte du "c'était mieux avant". Chronique sociale à la fois acerbe et amusante, Ma vie de Réac se décline désormais en album qui vient de paraître aux éditions Dargaud.
Quelle serait votre définition du réac ? Comment le différencie-t-on du « vieux con » ?
Morgan Navarro : Le réac c'est celui qui s'oppose au changement, à l'évolution de la société. Il a l'idée d'un idéal qui se situe dans un passé réel ou imaginaire et il pense que depuis cet âge d'or, tout va de mal en pis. Pour ceux qui voient les choses autrement, ce type est juste un vieux con. C'est un type aigri et fermé, intolérant et peureux. Et pourquoi pas un facho, raciste et homophobe évidemment. Mais aujourd'hui, celui qu'on traite de réac n'est pas le réac des années 60, ce terme englobe plus de monde. On est traité de réac, gentiment ou pas, pour pas grand chose. En fait, pour la moindre opposition, le moindre désaccord avec une certaine pensée. Et moi ce qui m'intéresse c'est cette pensée et je pense qu'elle est une idéologie totalitaire déguisée en progressisme. Par exemple, quand, dans une réunion parents-profs, j'émets des doutes quant à l'utilité des classes sans notes, je suis automatiquement classé comme gentil réac, avec un peu de condescendance en prime (Je parle de ce que je connais, c'est comme ça chez moi en tout cas). Alors d'accord mais je me demande : qu'est-ce qui anime le « progressiste » d'aujourd'hui ? Qu'est-ce que le progrès aujourd'hui ? À part quelques valeurs héritées du catholicisme et réinterprétées à la sauce hédoniste, qu'est-ce qui fait boussole chez ceux qui traitent les autres de réacs ? La nature ? La jouissance ? La science ? En tout cas, moi je ne suis pas réactionnaire, du moins, pas volontairement, et je ne suis même pas certain que mon personnage le soit vraiment. Même si parfois je force le trait pour m'amuser.
Comment avez-vous eu l’idée de créer ce blog ? A-t-il été prévu dès le début de le destiner au site du Monde ?
M.N. : Depuis que je fais de la bande dessinée, j'ai toujours aimé essayer de nouvelles formes, de nouveaux genres, en fonction des sujets que je veux traiter. Un jour, j'ai fait une histoire courte pour Professeur Cyclope, avec ce personnage du réac et sa famille. C'était un peu autobiographique et j'avais fait ça très spontanément. Ça parlait déjà d'école et d'éducation et ça a bien plu à mon entourage. J'ai senti qu'avec ce réac je pourrais parler de tous les sujets de société d'une manière un peu originale, du moins je l'espère. Je n'avais pas pensé au Monde tout de suite mais j'avais idée qu'il me fallait un journal connu pour élargir mon public et jouer avec l'actualité.
L’album possède-il des inédits ou reprend-il in extenso toutes les publications du blog ?
M.N. : Il y a quelques pages inédites mais le reste a été publié sur le blog.
Comment avez-vous réorganisé les publications du blog ? Par thème ? Par couleur ? (sourire)
M.N. : J'ai respecté la chronologie, à peu près.
Publier une planche par semaine c’est plutôt une contrainte ou un exercice jubilatoire ?
M.N. : Les deux. Les bonnes idées ne viennent pas toujours quand on veut et le temps de les dessiner varie aussi. Mais le fait de devoir publier chaque semaine oblige à une saine discipline. Et à la différence de l'album qu'on réalise en sous-marin durant une année entière ou plus, ici on a régulièrement un contact avec les lecteurs, et donc des réactions, et c'est très inspirant.
Où puisez-vous vos idées ? Dans l’actualité, dans votre vie quotidienne ?
M.N. : Dans tout ce que je vis bien sûr. Dans mon quotidien ou dans mes souvenirs, dès qu'une situation a ou aurait pu provoquer mon « reac instinct », je le note dans mes carnets. Et effectivement, si en plus ça résonne avec l'actualité c'est encore mieux.
Depuis la création de ce blog, votre entourage vous regarde-t-il avec un œil différent ?
M.N. : Je ne sais pas. Dès le commencement de ce blog, beaucoup de gens m'ont demandé avec inquiétude si je pensais vraiment comme mon personnage. J'ai pu sentir quelquefois un peu de gêne de leur part face aux nuances de mes réponses à cette question. «Mon dieu, serait-ce possible que Navarro soit de droite ? ». Mais mes proches n'ont pas été surpris, parce qu'ils savent où je me situe. Par contre, quand je fais un truc sur l'islamisme, ils ont peur pour moi, rapport à Charlie, les dessinateurs... C'est sympa.
Vous avez publié en fin d’album quelques réactions de vos lecteurs laissés sur votre blog. Avez-vous été surpris par certaines ?
M.N. : Je me régale à lire ces commentaires. Certains sont hallucinants et je les relis plusieurs fois pour être sûr de bien comprendre. Ce qui est génial c'est qu'il y a des réactions, hostiles ou non, que je n'aurais pas pu imaginer. Et il y a de vrais débats. Les pour et les contre s'étripent sur mon blog. Moi, je n'interviens jamais parce que je ne veux pas interférer dans la lecture des strips et leur interprétation subjective.
Vos enfants sont bien obligés de vous supporter, mais sérieusement, comment fait votre épouse ? (sourire)
M.N. : Elle se gave de tranquillisants et dans la rue elle marche sur le trottoir d'en face. Et quand je lui parle, elle joue à un jeu avec des boules de toutes les couleurs sur son téléphone. Ça va.
Franchement, se trémousser sur une chanson de Rihanna, c’est très réac ça ? (sourire)
M.N. : Il est bon parfois de se rouler dans la fange avec la populace, ça permet de faire baisser les tensions un moment. C'est relaxant.
Même si, par définition, chaque époque a son lot de réacs, pensez-vous que la période actuelle y soit particulièrement propice ?
M.N. : Sûrement. Et pourtant ils sont extrêmement rares de mon point de vue. Bien sûr, on fait des listes noires d'intellectuels réacs et ensuite on dit qu'ils sont partout, ça fait les gros titres, mais on se fourvoie. C'est de la paresse. On ne cherche pas à comprendre une pensée qui dit autre chose que ce catéchisme multi-faces qui définit le bien et le mal en fonction de la jouissance individuelle. Pour revenir à une image plus terre à terre, qui est le plus réac : celui qui tient au silence studieux qu'on devrait trouver dans une bibliothèque, ou celui qui tolère qu'on puisse y parler fort et y manger des chips ?
La tenue du blog vous laisse-t-elle le temps de travailler sur autre chose ?
M.N. : Oui, j'écris des scripts pour des séries de dessins animés, j'élabore un projet de dessin-animé, un projet de BD pour enfants (avec mon collègue Lara, aka Jonathan Larabie), je participe à des ouvrages collectifs, et je réponds à des commandes d'illustrations de temps en temps. Enfin, là je viens de me casser le poignet, alors je vais devoir me calmer un peu.
Pensez-vous que les interviews, c’était mieux avant ? (sourire)
M.N. : Sûrement voyons, tout était mieux avant. Mais n'oubliez pas, ça n'est pas parce que c'était mieux avant que ça ne peut pas être encore mieux demain.
- A lire : Blog de Ma vie de Réac