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Différence invisible et flagrante indifférence

Entretien avec Julie Dachez et Mademoiselle Caroline

Propos recueillis par L. Gianati Interview 29/08/2016 à 13:37 9842 visiteurs

Le syndrome d'Asperger, forme d'autisme, ne se distingue pas au premier coup d’œil. Est-ce la raison pour laquelle sa reconnaissance est aussi difficile, surtout en France ? Peut-être. C'est en tout cas une excellente raison pour réaliser un album mené par un trio de filles et consacré à ce trouble du comportement.

Fabienne Vaslet, Julie Dachez, Mademoiselle Caroline : comment s’est constitué le trio de La Différence Invisible ?

Mademoiselle Caroline : Fabienne m’a appelé un jour pour parler du projet qu’elle avait avec Julie, elles avaient lu Chute Libre… J’ai toujours été intriguée par l’autisme, je ne sais pas pourquoi, et cela m’a très attirée de faire une BD sur ce sujet… J’ai lu le scénario et dit « banco ».

Pourquoi avoir choisi une narration à la troisième personne ?

Julie Dachez : Je ne me suis même pas posé la question à vrai dire ! La narration à la troisième personne s'est imposée à moi. Je crois que cela m'a permis de me distancier de mon propre vécu pour prendre de la hauteur.

Comment avez-vous fait le tri entre expériences personnelles et fiction ?

J.D. : En fait la BD est largement autobiographique, quasiment tout ce qui est décrit, tous les dialogues, sont des évènements que j'ai vécus. J'ai simplement forcé le trait par moments, pour obtenir un effet comique.

Quelle a été votre réaction quand vous avez découvert les premières planches de Caroline ?

J.D. : J'ai été extrêmement émue... Voir ce personnage prendre vie, ça a été un moment fantastique. Caroline ne lui a pas seulement donné corps, elle lui a aussi donné une âme et je crois que c'est pour cela qu'on s'attache autant à Marguerite en lisant la BD. 

Caroline, passer de sa propre intimité à celle d’une autre personne, est-ce un exercice difficile ? De quelle façon avez-vous collaboré avec Julie ?

M.C. : Non ce n’est pas très dur, j’étais déjà rentrée dans l’intimité de Julien Blanc-Gras (en tout bien tout honneur) (Julien Blanc-Gras est le scénariste de Touriste, NDLR) mais pour Julie, j’ai dû creuser un peu, lui poser plein de petites questions assez personnelles pour la « comprendre » un peu mieux, la connaitre un peu plus, avoir de quoi me mettre sous la dent au cas où je voudrais étoffer le récit... ce que j’ai fait… Je restais en effet un peu sur ma faim, j’avais des questions qu’une personne « lambda » se posait à propos de l’autisme, et des idées préconçues, tout ça… je voulais que ça passe dans la BD, qui ne sera pas lue uniquement par les personnes concernées directement par le sujet de l’autisme. J’ai donc reçu le scénario de Julie, y ai apporté des modifications pour le faire « vivre » un peu plus façon BD, je lui soumettais mes planches, ainsi qu’à Fabienne… Comme j’avais tendance à oublier que Julie est autiste (ben oui, je ne l’ai jamais rencontrée, je ne l’ai eue que par téléphone ou par mail, et elle s’exprime tellement « normalement » que j’oubliais ce détail du syndrome Asperger), Fabienne faisait le « tampon » entre nous deux, décodant les remarques de l’une pour l’autre… Une fois la planche validée par tout le monde, je la passais en couleurs. Fabienne et Julie avaient des yeux de lynx, le moindre détail leur sautait aux yeux, impossible de laisser passer quelque chose d’approximatif…

Comment avez-vous abordé graphiquement l’album ?

M.C. : J’ai fait des tonnes de recherches pour donner corps à Marguerite… Finalement, j’ai choisi de la faire ressembler à Julie, sinon je n’arrivais pas à m’approprier le personnage, ça ne collait pas… À l’époque elle avait les cheveux longs… Évidemment, j’ai commencé par la dessiner en fille typique, un peu apprêtée, avec des accessoires jolis,  des escarpins tout ça, et Fabienne et Julie m’ont bien recadrée, car la mode et la beauté ne sont pas les centres d’intérêt principaux de Julie… Une fois que j’avais le personnage, j’avais aussi le trait… Enfin bon, c’est mon trait hein, contours noirs et mous. (sourire) En revanche, je voulais quelque chose d’assez graphique, j’ai choisi de vrais noirs et pleins de motifs « simples » façon trames … Pas de fioritures, je crois que le sujet ne s’y prête pas.

Le jeu des couleurs est particulièrement important. La visite de Marguerite au Centre de Ressources Autisme coïncide avec un changement radical de la palette…

M.C. :  Oui, c’est chouette que vous l’ayez remarqué ! Pour moi, dans toutes mes BD, les couleurs sont très importantes, on fait passer autant de choses par la couleur que par le dessin. C’est un super instrument… Par exemple, lorsque les personnes parlent à Marguerite, elle le ressent souvent comme une agression, de par le bruit, ou simplement le fait que quelqu'un lui adresse la parole, donc j’ai choisi de faire des bulles rouges, couleur dite « agressive »… Quand elle est chez elle, son petit cocon, j’ai choisi un univers bleu, cela apaise les choses… Et en effet, lors du diagnostic, les choses basculent pour Marguerite, comme un soulagement… Je permets donc à la couleur de rentrer un peu plus dans l’histoire… des couleurs gaies et directes, comme l’humeur de Marguerite…

Faire sa pub sur un étal de la librairie au beau milieu de l’album, c’est plutôt malin… (sourire)

M.C. : Oui, ça va sûrement faire augmenter les ventes d’une façon dingue… Non mais ça, ça fait partie de mes impératifs : je cache toujours quelque part Russell Crowe, mon homme et fais toujours deux-trois private jokes. Une des cases a été mise en couleurs par mon fils Gaspard…

Julie, êtes-vous prête à parcourir les festivals de BD pour aller à la rencontre de vos lecteurs ?

J.D. : Je suis non seulement prête mais aussi - et surtout - ravie ! J'ai hâte de pouvoir les rencontrer, je suis sûre que je vais vivre des moments forts en émotions !!!

Carole Tardif et Bruno Gepner estiment dans la préface que l’album est un aussi un excellent outil pédagogique. Était-ce le but recherché ?

J.D. : Oui tout à fait. Pour moi cette BD doit servir avant tout à sensibiliser le lecteur. Et le syndrome d'Asperger est au final un prétexte pour parler de la différence au sens large, et du poids de la norme dans notre société. C'est pour cette raison que beaucoup de personnes pourront s'y retrouver, qu'elles soient autistes ou pas. 

Pour quelle raisons, selon vous, la reconnaissance du syndrome d’Asperger est aussi difficile en France, contrairement aux autres pays ?

J.D. : C'est une très bonne question, à laquelle il n'est hélas pas facile de répondre ! La France a un retard significatif en matière d'autisme, notamment à cause du lobbying de la psychanalyse. À titre d'exemple, alors que le syndrome d'Asperger a été intégré aux manuels internationaux de classification des "maladies mentales" (la CIM 10 et le DSM-IV) dès 1994, il n'a été intégré au manuel français (la CFTMEA) qu'en 2002...

Pouvez-vous évoquer le projet du documentaire ?

J.D. : Je co-réalise avec Pierre Feytis (lui-même autiste de haut niveau) un film documentaire indépendant sur l'autisme, que nous avons ironiquement appelé "Bubble" en référence au stéréotype de l'autiste enfermé dans sa bulle. Dans ce film, nous allons à la rencontre d'adultes autistes qui sont comme nous à l'extrémité invisible du spectre autistique afin de recueillir leurs propos sur des thématiques comme la normalité, le handicap, la différence etc. En parallèle, Pierre et moi nous filmons en train de faire le film, nous sommes en quelque sorte le fil rouge du documentaire. C'est un film complètement atypique, tant sur le fond que sur la forme, avec un propos très engagé (Lien vers le site du documentaire)

Vidéos, BD, blog, film… Pensez-vous que ces moyens d’expression sont indépendants ou au contraire complémentaires ?

J.D. : Pour moi, ils sont complémentaires ! Et je trouve extrêmement excitant de pouvoir explorer des moyens d'expression différents qui se répondent et s'alimentent mutuellement. 

Caroline, quels sont vos projets BD ?

M.C. : Mon album Quitter Paris, auquel je dois rajouter quelques pages, devrait ressortir au printemps chez Delcourt. Ensuite, je prépare une BD sur ce que j’appelle pompeusement « ma vie d’artiste » : les dessous de la vie d’une illustratrice, tout ce qui se cache derrière un album, et comment on en arrive à être édité… Ce sera dans la continuité de mes premiers albums, je raconterai une nouvelle fois ma vie et mes déboires (c’est plus marrant que les - rares - succès), on va pouvoir à nouveau rigoler de moi…  








Propos recueillis par L. Gianati

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