A l'initiative dudit site, Adam Philippe, jeune éditeur parisien, a accepté de répondre à quelques unes de nos questions.
Est-il facile à notre époque de créer un site un de bd pour gay, lesbienne, bi et trans ?
Notre aventure a commencé il y a quelque 6 mois, temps imparti à la création du site Web en lui-même. Du seul point de vue technique, je ne peux pas dire avoir rencontré de réelle difficulté. Il s'agit d'un site de vente en ligne avec moyen de paiement par carte bancaire, et nous avons prêté une attention particulière afin qu'il soit le plus sécurisé possible pour notre clientèle. Quant à la partie administrative, on ne peut pas dire qu'il soit difficile de créer une société en France. Le fait d'être gay ne change, bien heureusement, rien dans un pays comme le notre.
Le plus délicat aura été, sans doute, d'élaborer notre catalogue car nous voulions qu'il soit, dès le départ, complet et issu de tous les horizons. Je suis, à titre personnel, un lecteur de BD gay, mais cette qualité ne me fait pas pour autant un spécialiste du genre. Il a donc fallu répertorier les ouvrages que nous voulions proposer à la vente. Pas trop de problèmes pour les titres européens, mais la distance géographique s'est peu à peu faite ressentir pour lister les livres nord-américains, même si la langue n'était pas un barrage. Pour les titres japonais, j'ai cru sérieusement, à un moment, que je n'y arriverai jamais : acheter un livre en import est une chose, vouloir le commercialiser dans son pays en est une autre. D'autant que les ouvrages gay et lesbiens sont très souvent édités par de toutes petites maisons, ce qui ne facilite pas la mutualisation des listes et donc des commandes.
J'ai pu compter finalement sur le soutien d'un grand nombre de diffuseurs, d'éditeurs et d'auteurs. Je ne sais pas si le fait qu'ils soient eux-mêmes gay a facilité notre travail. Peut-être bien ? En tout cas, il est certain qu'aux États-Unis, il y a une petite communauté éditoriale homosexuelle ; un genre de réseau dans lequel les gens se refilent les bons contacts et les bonnes adresses. Mais cette démarche est très américaine, et elle existe dans d'autres secteurs d'activité. En Europe, je n'ai pas observé la même confraternité entre les différents professionnels de la BD gay. Au Japon, si une communauté d'affaires existe, elle demeure assez fermée aux occidentaux, surtout du fait de la langue. Mais j'ai eu de la chance car j'ai trouvé là-bas des distributeurs intéressés par notre projet.
Ce qui permet aujourd'hui à Animagay.com de proposer des mangas gay introuvables en Europe, et pour certains aux Etats-Unis également. Donc notre offre est unique
De la même manière que nous nous posons la question : "existe t-il
une culture gay ?", ce site nous en pose une autre toute aussi intéressante :
"quelle différence y a t-il entre un auteur homosexuel et un homosexuel
auteur?"
Il y a indiscutablement une culture gay, mais elle est plurielle.
À ce titre, vous avez raison de vouloir différencier "auteurs homosexuels" et "homosexuels auteurs". Mais la première catégorie est selon moi un critère d'évaluation de la seconde. Ainsi un auteur, qui est homosexuel, peut écrire un livre dans lequel il n'est absolument question d'homosexualité. Dans ce cas, il a peu de chance d'entrer au "panthéon" de la culture gay. Mais il faut quand même avouer que bon nombre d'auteurs homosexuels, quand bien même ils n'écrivaient pas sur le sujet, ont dissimulé des indices, suggéré des émotions ou créé des atmosphères qui invitent forcément les lecteurs initiés à un second plan, parfois très homoérotique. C'est valable en littérature, dans la peinture ou le cinéma, et même dans le comics américain ! Il y a et il y a eu énormément d'illustrateurs gay chez DC Comics et Marvel Comics (les éditeurs de Superman, Batman, Captain America, etc...). Je n'irais pas "outer" certains de nos super-héros préférés, mais avouez quand même que leurs costumes avaient tous les éléments pour plaire à une frange de la communauté gay. Ajouter à cela le fait que les super-héros mènent en général une double vie (Clark Kent alias Superman, Bruce Wayne alias Batman) et vous vous retrouvez avec des millions d'homosexuels, vivant très souvent une double vie quotidiennement, qui s'identifieront d'une certain façon dans ces personnages. Les auteurs homosexuels participent donc à une culture gay.
D'autres acteurs de la culture gay et lesbienne sont évidement les auteurs qui ont ouvertement abordé l'homosexualité dans leurs oeuvres. Il faut, bien sûr, y dénombrer les "homophiles de l'Antiquité", des poètes et compteurs du Moyen-Âge, des libertins de la Renaissance, "les homosexuels avoués" plus contemporains, les "témoins du sida", et j'en passe et des meilleurs.
Si l'on considère que la culture se définit par l'ensemble de la production, de la diffusion et de la consommation des produits de l'esprit créateur humain dans le domaine des arts et des connaissances, alors oui, il y a une culture homosexuelle. Et la bande dessinée n'est qu'un autre moyen de la diffuser.
D'ailleurs je me souviens que lorsque j'étais étudiant, j'avais sur un mur de mon studio, une reproduction d'un vase étrusque antique sur lequel deux hommes, très complices, étaient dessinés. Finalement, nous n'avons pas inventé grand chose...
Pour conclure, je vous inviterai à vous intéresser à un genre de manga très particulier appelé au Japon le "Yaoi". Fait très étonnant, que j'ai encore du mal à expliquer à ce jour, ces mangas, qui racontent très explicitement des histoires d'amour et de sexe entre hommes, sont dessinés et créés par des femmes ! Certaines d'entre elles sont d'ailleurs célèbres au pays du soleil levant, tant les Yaoi s'arrachent à tous les coins du rue. Encore plus étonnant : leurs lecteurs sont également des femmes ! et très peu d'hommes.
Sur Animagay.com, nous en vendons très peu car ces mangas correspondent vraiment à un public féminin hétérosexuel. Les dessins sont très fins, les scénarios très romantiques et les personnages presque androgynes. Rien à voir avec ce que peuvent réaliser les mangakas masculins qui sont gay.
Parler d'homosexualité ne suffit pas. Il faut connaître ses codes, ses atmosphères et son histoire. En bref, il faut être conscient de la culture gay.
N'avez vous pas peur que le genre se "ghettoïse" ?
C'est la question préférée des hétérosexuels (sourire). Plus sérieusement : partons du principe qu'il y a bel et bien une culture gay. Encore faut-il y avoir accès ! et c'est ce que réclament tous les homosexuels. Dans nos sociétés de consommation, les produits "homosexuels" sont forcément minoritaires ; ils existent, mais sont noyés dans une masse.
Seul remède ? Les rayons et boutiques spécialisés. Des magasins comme la Fnac, proposent déjà des sections gay et lesbiennes. A San Francisco, j'ai vu un étage entier dans un Virgin dédié aux oeuvres homosexuelles.C'est très bien, et c'est moins "ghéttoïsant". Mais si vous n'habitez pas dans une capitale, comment faîtes-vous pour avoir accès à cette culture ?
Internet a un peu changé la donne, et la culture gay s'est largement émancipée grâce à ce moyen de communication. Le public accède à l'information qu'il a sélectionnée. Animagay.com fonctionne sur ce principe. Nous proposons à un public averti le plus large choix de bandes-dessinées, comics et manga gay et lesbiens que nous avons pu recenser.
Le jour où toutes les bonnes boutiques de BD offriront un catalogue aussi complet que nous. Alors nous n'aurons peut-être plus de raison d'exister.
Deuxièmement, sur un aspect purement culturel. Je crois qu'il demeure important que la culture gay s'exprime. D'abord parce qu'elle véhicule des messages dans lesquels une partie de la population se retrouve, et que l'on ne peut pas faire abstraction de ce public. Ensuite parce que perçue comme une vitrine, la culture gay tend la main à tous ceux et celles, hétérosexuels ou jeunes homosexuels, qui se posent des questions sur ce qu'ils sont et sur le monde qui les entoure.
Je terminerai en vous avouant que nous avons beaucoup de visiteurs sur notre site qui vivent dans des pays où l'homosexualité est parfois punie par la peine de mort ou en tout cas fortement sanctionnée. Je suis, naïvement, très ému lorsque je constate leur présence en ligne. La culture gay, c'est aussi ça.
Avez-vous eu des soutiens du monde de l'édition et de la part des
auteurs?
J'ai eu un grand soutien de la part des éditeurs et des auteurs eux-mêmes lorsque j'ai annoncé la création d'Animagay.com. Je continue d'ailleurs de recevoir plusieurs email d'encouragement chaque semaine de créateurs américains, européens ou japonais. D'autres m'ont contacté pour me signaler que leurs oeuvres ne figuraient pas encore dans notre catalogue. C'est merveilleux. J'avais compris très tôt tout le potentiel des BD gay, mais aujourd'hui les courriers nous parviennent de partout dans le monde.
D'ores et déjà des auteurs américains et japonais nous ont confié la distribution de leurs titres en Europe. C'est allé très vite. Un gros éditeur étranger a sollicité notre expertise (pourtant récente) pour juger du travail de certains artistes. D'autres nous demandent si Animagay va se lancer dans l'édition ou la traduction de BD gay.
Sur ce dernier point, je peux vous annoncer qu'une partie de notre équipe étudie déjà quelles sont nos possibilités. L'édition est d'ailleurs une autre de mes activités.
La liste serait longue si je devais remercier toutes les personnes du monde de la BD qui nous ont aidé. Ils se reconnaîtront.
Quels sont vos auteurs favoris ?
Je parlerai de mes auteurs favoris à titre très personnel, car vraiment la majorité des oeuvres que j'ai recensé mérite qu'on s'y intéresse.
Vraisemblablement, le travail de Tom of Finland est passionnant. Cet artiste, décédé en 1991, a influencé énormément d'autres créateurs. C'est pratiquement devenu une école. Si je devais vous décrire ses oeuvres en deux mots, je dirais : érotisme et virilité.
Parmi les jeunes créateurs, il faut absolument connaître le canadien Patrick Fillion. Il a inventé un monde de super-héros lubriques et délirants, à ne pas mettre devant des yeux candides, certes...
Dans un autre genre, Ivan Velez Jr avec Tales of the closet raconte l'histoire d'adolescents gay blancs, noirs, latinos, filles et garçons. C'est passionnant et empreint de réalité !
Le français logan va faire parler de lui, c'est évident. Et il y a pléthore de petits chefs d'oeuvres à l'instar de Jean-François fait de la résistance, Coley Running Wild ou Vacation in Ibiza qui seront toujours dans ma bibliothèque.
En ce qui concerne les mangas gay, très peu connus en France, je crois sincèrement que les lecteurs seront très surpris quand ils découvriront les prouesses de Gengoroh Tagame, Tsukasa Matsuzakiou autre Jiyaiya. Moi je suis devenu un mordu de leur création.
Ce qu'il faut retenir c'est que tant dans la BD, dans les comics ou dans les mangas gay, il n'y a pas un genre mais des genres. De la même façon qu'il y a plusieurs types d'homosexualités, que les goûts de chacun diffèrent et que les sensibilités sont plus ou moins exprimées, il y a beaucoup de diversité dans les BD gay. Finalement, les BD gay abordent autant de thèmes que les BD généralistes. On y trouve de l'aventure, de la science-fiction, ou des tranches de vie. La seule différence c'est que dans nos BD, Robin est l'amant de Batman, et Tintin est enfin pacsé avec le Capitaine Haddock.
L'illustration est issue de Heroes Anonymous #2 - par Scott Gimple, Bill Morrison, Pia Guerra, Andrew Pepoy - aux éditions : Bongo Comics Group.