En trois tomes, Skraeling a rassemblé une communauté de lecteurs ravis de découvrir un scénario à la fois noir et tentaculaire servi par un dessin froid et saisissant. Violence, trahisons, magouilles politiques dans une société lorgnant du côté de l'idéologie nazie, tels sont les ingrédients d'une série qui vient de trouver son épilogue malgré les difficultés rencontrées. Qualité et succès ne vont malheureusement pas toujours de pair.
Peut-on vraiment considérer Skraeling comme une uchronie ?
Thierry Lamy : Non, Skraeling n'est pas une uchronie. Même si au tout début du projet, Damien et moi l'avions envisagé comme tel. En fait, dès les premières ébauches du background, des personnages et de leur histoire, il nous est vite paru évident qu'élaborer une uchronie était non seulement inutile, mais pouvait en plus noyer notre propos. Nous avons donc choisi de créer un univers à part entière. Ce qui nous a permis de jouer avec les codes de genre et, nous l'espérons, de rendre le WeltRaum plus effrayant que dans un « what if ».
Damien Venzi : Oui, la question s’était posée au tout début de l’écriture de Skraeling et il a été décidé de rester flou, par rapport à l'époque, aux pays et aux protagonistes, afin d’avoir plus de liberté quant à l’univers. Ce n’est pas à proprement parler une uchronie dans le sens où l’on ne s’appuie jamais sur des évènements ou des personnages qui ont marqué notre Histoire. Ici pas d’Allemands ni de Russes, pas plus que de nazis ou de communistes, bien que les codes graphiques utilisés en découlent directement et que tout ou partie des équipements utilisés sont de toute évidence originaires de ces pays (comme d’autres) dans notre réalité.
A-t-il été facile de vendre à un éditeur une série de trois tomes avec une telle pagination ?
T.L. : Le format et la pagination ne sont pas vraiment des obstacles pour un éditeur si celui est intéressé par un projet.
Utiliser pratiquement le même patronyme pour le héros de Skraeling que celui d’Arthur Koestler, auteur de Spartacus, est-ce une coïncidence ?
T.L. : Non bien sûr. Le Spartacus de Koestler m'a profondément marqué. L'hommage avait toute sa place ici... Pour aller plus loin, j'essaie dans la mesure du possible, de donner des noms qui donnent du sens aux personnages. Ainsi dans Skraeling, Julia fait référence à l'héroïne de 1984 et Stroop est le nom du général SS qui a rasé le Ghetto de Varsovie...
Une narration à la troisième personne est omniprésente pendant presque tout le premier tome, puis disparaît ensuite. Pour quelles raisons ? N’avez-vous pas imaginé une narration à la première personne, celle de Köstler en l’occurrence ?
T.L. : Disons que cette narration à la troisième personne est justement un écho à la pensée, aux sentiments et aux émotions de Köstler. Dans le premier tome, c'est encore un être brutal, animal, instinctif qui parle peu. Cela nécessitait donc de faire connaissance avec lui par le biais de ce narratif... Par la suite, il évolue, devient de plus en plus humain. Ce qui fait que le lecteur a de moins en moins besoin d'intermédiaire pour le comprendre.
Comment rendre une histoire prenante et complexe avec des personnages finalement aussi basiques intellectuellement, mis à part Köstler ?
T.L. : La guerre, l'horreur, le totalitarisme, la haine, la recherche de pouvoir, ou au contraire, la lutte pour la liberté sont autant d'éléments complexes et prenants. Pas besoin de chercher plus loin.
Skraeling est une BD essentiellement masculine, et pourtant ce sont les femmes qui sont les éléments moteurs de la révolution qui se prépare. Joli paradoxe…
T.L. : Ah ? J'ai pas vraiment l'impression que dans Skraeling les femmes soient plus en révolte que leur comparses, ou qu'elles guident la révolution contre le WeltRaum. En revanche oui, elles jouent un rôle de premier plan dans l'évolution de Köstler.
Vous êtes-vous fixé certaines limites dans la démonstration de la violence ?
T.L. : Dans le premier tome, non. Il était clair que pour dénoncer la guerre, l'asservissement et le totalitarisme, il fallait montrer l'horreur et la violence. Ensuite, pour les deuxième et troisième tome, nous n'avons pas souhaité faire dans la surenchère. Nous nous sommes donc recentrés sur le parcours du héros. La violence y est toujours présente, mais est plus psychologique il me semble.
D.V. : Non. Mais elle ne me semble pas gratuite pour autant. En tout cas, je ne crois pas que nous soyons tombés dans une imagerie hyper violente pour la violence elle-même. C’est le récit qui dicte ce que l’on voit ou pas. Des personnages meurent dans certaines conditions, ce que l’on voit de manière plus ou moins violente c’est le récit qui le pose. Quant à la question « Est-il nécessaire de montrer une boite crânienne éclater sous la pression de l’ogive d’une balle ? », la limite doit se tenir du côté du lecteur.
T.L. : Oui. En fait l'idée de travailler sur un univers à la Jin-Roh vient de Damien. À la fin du Profileur, il m'a montré de magnifiques illustrations d'ambiances qu'il avait réalisées. Ambiances qu'il souhaitait explorer et qui faisaient échos à mes propres envies d'écriture. De là est né Skraeling.
D.V. : Puisque nous avions déjà travaillé ensemble et que cela c’était bien passé, nous avons monté cet autre projet (ainsi qu’un second à l’époque -Skraeling peinant à trouver acquéreur - qui semble devoir reprendre vie dans les mains de Thierry maintenant que Skraeling est terminé).
Comment collaborez-vous ? Chacun reste-t-il dans son domaine spécifique ou jouez-vous une partie de ping-pong tout au long de la réalisation de l’album ?
T.L. : Oui, il y a eu beaucoup d'échanges. Skraeling est une œuvre complexe qui de toute manière nécessitait ce travail de collaboration intense.
D.V. : Il arrive que les remarques de l'un amènent quelques changements ou modifications dans ce qui avait été initialement prévu par l'autre. Nous discutons de ce que nous aimerions exploiter dans les grandes lignes, l'histoire fait le reste et nous nous adaptons.
Damien, que pensez-vous justement de la comparaison avec Jin-Roh qui revient régulièrement ?
D.V. : Elle est volontaire. Plus exactement, c’est de manière générale le travail de Mamoru Oshii qui m’a inspiré. Il me semblait même que visuellement, Skraeling lorgnait plus du côté d’un Avalon que d’un Jin Rho au final. Le rêve eût été d’avoir une préface de Mamoru lui même pour le tome 2… Mais à l’époque l’éditeur n’a pas jugé nécessaire de faire traduire le premier tome à cette fin. Dans mon esprit de l’époque, c’était une sorte d’hommage que j’essayais maladroitement de rendre au maître. Aujourd’hui et avec le recul, je me dis que j’ai échoué, donc peut-être qu’il est préférable que cela n’ait pas eu lieu. À mon sens, je n’ai pas été à la hauteur des ambitions qui m’ont animé au départ de ce projet.
Comment avez-vous abordé graphiquement cet album ?
D.V. : Pour ce qui est de la technique, je n’ai pu faire que ce que je savais faire et je reste très critique sur le résultat dont j’ai du mal à être satisfait. De manière générale je suis plutôt lent. J’ai besoin de temps pour mûrir les choses, et la BD n’en accorde guère une fois lancé sur les rails de la réalisation. À moins d’en prendre bien entendu… ce que nous avons fait dans une certaine mesure. Mais enfin, même si je suis revenu sur tout un tas d’éléments graphiques, j’ai comme un goût de «plus ou moins loupé » dans la bouche. Sans doute dû à une certaine fatigue au long cours autant qu’à mes limites techniques et créatives. Mon graphisme reste conditionné par ma programmation cérébrale (devrais-je me jeter sous la première voiture qui passe pour oser dire une telle banalité ?). Ce que je veux dire c’est que je n’ai pas réussi à m’en affranchir. Si d’un côté j’ai essayé de faire de la BD comme j’aurai aimé (plus) en voir, il se trouve que je n’ai jamais réussi à faire de la BD comme j’aurai voulu en faire. C’est à dire avec un trait plus jeté, beaucoup plus dynamique, une image avec plus de matière, moins léchée, moins lissée. Mais cela ne m’appartient pas, rien à faire. Avant de me lancer dans l’aventure (bien avant Skraeling) j’étais un énorme fan du travail d’Ashley Wood sur le HellSpawn… Vous mesurez le gouffre. Aujourd’hui lorsque je regarde ce que j’ai fait, je me dis - avec une certaine moue de dépit - que je n’achèterai certainement pas une telle BD. Cela m’aurait sans aucun doute vraiment plu étant plus jeune, mais maintenant…
Qu’est-ce qui vous a donné le plus de plaisir à réaliser ? Les armes et les armures des Skraeling ? Les personnages ? Les décors ?
D.V. : Armures, armes, ambiances et décors… En fait c’est ce qui me plaît avant toute autre chose, et surtout avant d’avoir à redessiner 36 000 fois le même personnage sous tous les angles possibles et imaginables. Ce qui reste rébarbatif de mon point de vue. Aussi j’ai pris beaucoup de plaisir à poser des ambiances denses et sombres, cela a toujours été l’un de mes intérêts principaux en terme d’image.
Quels sont les avantages du numérique par rapport à un travail plus traditionnel pour ce genre de série ?
D.V. : La possibilité de corriger, rajouter, bouger des éléments. Essayer des choses, reprendre un visuel et lui donner une autre consistance sans avoir à repartir de zéro.
Comment avez-vous choisi les quelques auteurs qui ont réalisé les dessins présents à la fin du tome 3 ?
Avez-vous été surpris par certaines réalisations ?
D.V. : Ce sont des auteurs de BD que nous connaissons (au moins virtuellement), tout simplement. Des potes de BD connaissant déjà notre travail et nous le leur (nous travaillons dans un atelier virtuel avec la plupart d’entre eux). Il était donc évident de leur proposer. Et compte tenu du travail que cela peut demander de réaliser une illustration, je n’ai pas osé demander à davantage de personnes en ce qui me concerne. Skraeling n’étant en rien un succès de ventes, il était difficile d’aller voir des illustrateurs en leur disant « Hey, j’adore ce que tu fais, sérieux ! Tu veux pas me faire une superbe illustration (mais attention, tu t’appliques hein ?!) pour ma BD ?... gratos ça va de soit mec, c’est pas à toi que je dois expliquer le quotidien d’un petit auteur de BD, si ?…Allez !... Un truc vite fait (mais surtout bien fait) entre deux de tes commandes rémunérées… ça me ferait vraiment super plaisir… Comment ça tu connais même pas Skraeling ?!». Quoi qu’il en soit, c’est un véritable plaisir que de se voir donner des interprétations personnelles de l’univers que l’on a mis en place. J’ai aimé chacune de ces illustrations qui m’ont montré autant de nuances qu’il y a d’auteurs.
Le tome 3 de Skraeling a été repoussé de plusieurs mois. Pour quelles raisons ?
D.V. : L’épuisement est la principale cause de ce retard. Je n’arrivais tout simplement plus à tenir le rythme après les deux premiers tomes. La fatigue a fait que je suis rentré dans un certain automatisme afin d’assurer la production des planches et de pouvoir « en vivre ». Résultat : il y avait de grosses lacunes dans mon travail. Les décors devenaient succincts, les uniformes tous identiques, les figurants se faisaient rares, les designs simplistes… Il a donc fallu étoffer l’ensemble de ce qui avait déjà été fait, enrichir les visuels, reprendre la conception, afin de redresser la barre… Et vu que je n’avais pas réellement pris conscience du problème (Thierry a dû me faire la remarque), il a fallu repartir de loin. Heureusement, j’ai encore une conscience professionnelle et je pense avoir rattrapé mes fautes. Après il y a des questions de calendrier d’éditeur. Les planches ont été livrées en janvier 2015, mais pour des questions de visibilité lors de la sortie, celle-ci a été planifiée au 3 juillet.
T.L. : Nous aurions bien aimé en effet développer des « Chroniques du WeltRaum ». Il y a de la matière pour continuer à l'explorer en tout cas... Mais hélas, à moins que les ventes du T3 ne rectifient le tir, Skraeling n'est pas un univers suffisamment vendeur pour qu'Ankama envisage d'autres histoires.
D.V. : Oui ! Mais non… En tout cas pas avec les ventes que l’on a pu faire sur cette série. L’idée a été soumise à l’éditeur, mais ce sont les chiffres qui parlent. Quoi qu’il en soit, cela aurait sans doute été illustré par d’autres dessinateurs. J’ai un peu plus de 300 pages de Skraeling dans les pattes et je dois dire que c’est suffisant en ce qui me concerne.
Quels sont vos projets ?
T.L. : En ce qui me concerne, je termine cette année mes trois séries en cours : Skraeling donc, Promise et Hell West. Et je commence à la rentrée un projet historique à paraître chez Glénat. sur la guerre aérienne en 14/18, avec Cédric Fernandez au dessin.
D.V. : Aïe… La question délicate (je m’excuse pour les 3 fans et demi qui aiment ce que j’ai fait jusque là). Arrêter la BD. Tout simplement. Changer de vie. J’ai fait ce que j’avais à faire (et je n’ai pas réussi à le faire comme j’aurai voulu le faire), cela ne m’appartient plus. Six mois déjà que Skraeling est bouclé, je n’ai pas retouché la palette graphique et cela ne me manque absolument pas. Peut-être que je me suis usé (avec l’aide du système) : marché saturé, insuccès, travail solitaire énergivore, précarité, revenus faibles par rapport à l’investissement... Peut-être que si les choses s’étaient présentées différemment (réel succès, plébiscite et rémunération) mon point de vue sur la question serait différent aujourd’hui… Ou peut-être pas. En tout cas il aurait fallu que cela arrive bien avant la fin de ce troisième tome. J’ai eu une proposition pour faire un bout d’essai dans une autre collection chez Ankama. Le genre de proposition que j’avais espérée bien plus tôt. Vraiment séduisante. Le projet qu’en temps normal j’aurais voulu faire et qui, en plus de me donner un peu plus de visibilité, m’aurait (peut-être) ouvert les portes de plus gros festivals BD. Mais elle est arrivée trop tard et je l’ai déclinée. Ainsi s’achève l’aventure je crois bien.