Laurent-Frédéric Bollée a tout d'un scénariste heureux et comblé en cette année 2013. Pourquoi ? Tout d'abord grâce à la sortie en mars dernier de son projet sans doute le plus ambitieux depuis ses débuts dans la bande-dessinée, Terra Australis ou cinq cents pages de pur bonheur évoquant la naissance de l'Australie. Puis, la rencontre - inattendue - avec l'un des dessinateurs les plus doués de sa génération, Christian Rossi, avec qui il réalise Deadline , un western émouvant évoquant la fin de la guerre de Sécession. Enfin, l'opportunité de figurer dans la short-list des auteurs de XIII Mystery, dont le tome six, Billy Stockton, est attendu pour le mois d'octobre prochain. Alors, quand il nous affirme dans cet entretien que "l'année 2013 aura été bien remplie", nous n'avons aucune peine à le croire.
INTERVIEW DE LAURENT-FREDERIC BOLLEE
Comment avez-vous eu l’idée du scénario de Deadline ?
Laurent-Frédéric Bollée : En lisant un roman policier de Jo Nesbo, avec son personnage récurrent Harry Hole – dans je ne sais plus quel volume, il parle de la « deadline » de la Guerre de Sécession, cette ligne qui servait à délimiter les prisonniers et les gardiens, et l’ordre qu’avaient ceux-ci de tirer si on la franchissait… Je me suis renseigné et, effectivement, le terme Deadline vient bien de cette période (et n’a donc rien à voir avec ce qu’il signifie maintenant). En découvrant cette origine, instantanément, j’ai imaginé un face-à-face « particulier » entre un soldat et un prisonnier…
Le thème de l’homosexualité a-t-il été d’emblée une évidence ? Ou est-il venu au cours du développement de l’histoire ?L.-F. B. : Plutôt d’emblée, mais je me suis un peu interrogé. L’idée de base c’est qu’il devait y avoir une fascination très forte entre Louis, notre personnage principal, jeune soldat sudiste enrôlé de force et contraint à cette garde, et un prisonnier qui lui apparaissait fier, farouche – et beau (et noir de surcroît). Je m’étais fixé un autre challenge : que ce prisonnier soit un authentique mystère : on ne connait ni son nom, ni son parcours, ni ses origines et il ne prononce pas un mot ! Je voulais qu’il soit lointain, voire distant, mais charismatique, étonnant, fascinant – est-ce que tout cela pouvait être exprimé en dehors d’un sentiment amoureux ? Sans doute pas… C’est donc assez logiquement que s’installe une thématique homosexuelle via le personnage de Louis qui n’en revient pas d’être littéralement tombé amoureux d’un tel homme à ce moment précis de sa vie. J’ajoute que les soubresauts récents de la vie civile française liés au mariage pour tous m’ont convaincu d’aller dans ce sens et de développer cette idée qui reste l’illustration de quelque chose évidemment parfaitement naturel et légitime…
C’est un homme très cultivé, Philip Paugham, qui prêche l’abolition de l’esclavage. Pensez-vous que le racisme et l’intolérance sont en premier lieu des questions de culture ?
L.-F.B. : Vous évoquez donc le père adoptif de Louis, qui le recueille dans des circonstances tragiques et qui est, en effet, un authentique libre penseur, abolitionniste, progressiste… Ce qui m’intéressait avec lui, c’est qu’il était donc contraint de s’occuper d’un enfant (par devoir) et que sous ses dehors d’homme bon et ouvert, il allait lui mener une vie très dure et pratiquement lui refuser tous ses rêves d’évasion – en d’autres termes lui refuser la liberté qu’il défend pourtant si ardemment pour les autres. Deadline aborde de manière générale l’humanité de tout un chacun, lorsque nous sommes confrontés à des choix, lorsque nous sommes submergés de doutes, lorsque nous sommes écartelés entre deux situations… Philip Paugham symbolise donc le progrès mais il n’est pas parfait, il n’est pas un bon père. Pour en revenir à votre question, il y a certainement une notion de culture qui entre en jeu dans le racisme et l’intolérance, mais tout autant que l’ignorance et la bêtise. Ce qu’il faut en fait dire et redire, c’est une déclaration générale – par principe, le racisme et l’intolérance sont condamnables. Point.
Même si le récit est une fiction, vous avez conservé les noms historiques de deux des fondateurs du Ku Klux Klan, Lester et Jones…L.-F.B. : Mais qui vous dit que Louis Paugham n’a pas existé… ? J’aime bien entretenir finalement ce doute, car sa vie suit des événements précis et parfaitement identifiés dans l’histoire des États-Unis… Lester et Jones, eux, ont bien contribué à la création du Klan et sont bien morts aux dates indiquées. En les conservant, je ne fais que solidifier mon message et ancrer mon récit dans une réalité, dans une véracité…
Le récit s’étale sur une cinquantaine d’années du milieu du 19e siècle au tout début du 20e siècle et aborde de nombreux thèmes. N’avez-vous pas eu envie de réaliser une série d’albums plutôt qu’un one shot ?L.-F.B. : Absolument pas et même si un éditeur sollicité pour publier Deadline souhaitait aussi cette solution que je qualifierais de « facile », je rends grâce à Glénat d’avoir tout de suite compris qu’on était bien dans un récit complexe d’une vie, dans une globalité de lecture avec beaucoup d’intimité et d’introspection, dans un album qui ne pouvait qu’être au long cours et surtout unique. C’est une histoire assez paradoxale, avec tous les codes du genre mais dans un développement lent et souvent fantasmatique. On n’est pas dans le registre de la série ou même du diptyque, on est forcément dans le récit complet, dans une approche assez romancée de la bande dessinée…
Le scénario a été envoyé dans un premier temps à Griffo, qui n’a pas donné suite pour des questions de timing. Au vu du résultat, n’êtes-vous pas déçu de ce second choix ? (sourires)
L.-f.B. : C’est quand même fou le hasard… Griffo reçoit le projet, l’emmène avec lui à Lausanne pour participer au festival du même nom, fait la connaissance de Rossi et lui parle de Deadline… À partir de là, tout s’emballe et Christian arrive donc dans la danse ! Jamais je n’aurais espéré qu’un tel seigneur du dessin puisse me donner son accord aussi vite et de manière aussi déterminée… J’espère sincèrement retravailler un jour avec Griffo mais faire Deadlineavec Christian a été une expérience extraordinaire. Et non content de réaliser des dessins à couper le souffle, il a apporté une humanité étonnante à ce projet…
Le tome six de XIII Mystery sort au mois d’octobre prochain. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le personnage de Billy Stockton ?L.-F.B. : D’abord, le fait qu’il soit marquant : il n’apparait que dans l’album Toutes les Larmes de l’Enfer, mais je crois sincèrement que tout le monde se souvient de sa gueule d’ange, de son regard fiévreux, de sa tentative d’évasion dans les conduits de l’asile Plain Rock en compagnie de XIII, de sa folie finale et brutale… Ensuite, il me permettait d’aborder un thème très contemporain, celui des tueurs de masse, ces barjots qui passent un jour à l’acte et qui, muni d’un fusil, tirent soudain en pleine rue ou dans une école sur tout ce qui bouge…
Ce personnage ne possède n’a pas un background très important. Est-ce plutôt un avantage ou un inconvénient ?
L.-F.B. : Sans doute un inconvénient si on est un exégète de la série XIII et qu’on veut absolument que tous les personnages apparaissant au moins une fois aient un lien avec le personnage principal. Ce n’est pas totalement le cas de Billy, j’en conviens, mais le challenge était aussi d’imaginer ce lien (car il y en a un quand même, plus profond que ce qu’on croyait !). Du coup, le fait qu’il soit un personnage un peu à part dans la série, pas fondamental pour l’histoire générale, a été un avantage pour avoir un peu plus de liberté pour lui construire son histoire et sa vie…
Avez-vous eu une relation étroite avec Jean Van Hamme pour l’écriture du scénario ? Certaines choses ont-elles dû être modifiées ?L.-F.B. : Je crois que moi ou tous mes autres confrères scénaristes de XIII Mystery, nous avons eu le même type de relation avec Jean. Un coach qui était le gardien du temple et qui veillait au grain, en souhaitant que le récit soit « punchy » et crédible. Il est bien sûr intervenu pour me conseiller quelques développements, pour privilégier telle ou telle piste, et surtout pour « muscler » les dialogues. Et comme Steve Cuzor a eu aussi tendance à bien appuyer sur cette notion, vous verrez que les textes sont plutôt crus et « hard » ! Mais au final, on a une histoire très américaine avec beaucoup d’hommages à la culture US, avec surtout un personnage clairement borderline mais assez intéressant je crois, tout en ayant une sorte de remix de l’album Toutes les Larmes de l’Enfer… Je sens que ça va un peu détonner dans l’univers des XIII Mystery !
Écrire un scénario d’une série mythique comme XIII, c’est pour vous plutôt un rêve d’ado ou une opportunité ?L.-F.B. : Une opportunité, de faire connaissance avec le Maître Jean Van Hamme, de correspondre avec lui et de confronter des idées, d’écrire dans son découpage que « XIII fait ci ou fait ça », de pouvoir sortir un album qui sera forcément lu et acheté…
Terra Australis a certainement été votre projet le plus ambitieux. Quelques mois après sa sortie, l’accueil du public est-il à la hauteur de vos attentes ?L-F.B : Tout-à-fait. C’est même une sorte de rêve que Philippe Nicloux et moi-même sommes en train de vivre ! Nous n’avons eu que de formidables retours, de la presse et du public. Les quelques avis mitigés (du moins ceux qui ont été exprimés) se comptent sur les doigts d’une main et ne concernent principalement que l’équilibre interne du livre. Mais sur la portée historique, la documentation, le souffle du récit et l’aspect « humain » de cette odyssée, je crois franchement que tout le monde y a trouvé son compte. J’en suis évidemment très fier et c’est sûr qu’il y aura pour moi un avant et un après Terra Australis…
Vous travaillez avec Laurent Granier sur la série Inca. Comment l’avez-vous rencontré ?
L.F.-B. : Par Glénat, qui m’a sollicité pour intégrer ce projet qui, pour plusieurs raisons, végétait un peu… J’interviens donc en tant que « script doctor », en aidant et conseillant Laurent Granier, en l’accompagnant sur le découpage. Il est très dynamique et très actif, ce que je crois être aussi… C’est une expérience intéressante.
N’est-il pas un peu frustrant de jouer un rôle plus technique que créatif ?
L.-F.B. : À chaque projet ses contraintes… Il est sûr que j’ai eu plus de libertés pour Terra Australis et Deadline que pour Inca et même XIII Mystery ! Mais au bout du compte, il y a toujours la volonté de trouver des idées pour qu’un récit vaille le coup et soit plutôt bien raconté - et qu’il provoque ce que tout lecteur de bande dessinée aime à retrouver : passer un bon moment de lecture et graver certaines images dans son cerveau pour une vie entière…
Pensez-vous qu’avec votre aide Laurent est désormais prêt à voler de ses propres ailes et de réaliser seul un scénario de bande dessinée ?
L.-F.B. : Absolument. Ses « escapades » autour du monde, ses livres, ses films, tout cela contribue à sa capacité à raconter des histoires, et la bande dessinée était à mon avis quelque chose qui lui tendait les bras… Il s’est lancé dans Inca avec fougue mais sans maîtriser, forcément, tous les codes du 9e art. Je le vois actuellement progresser de jour en jour et il comprend mieux ce qui fait la difficulté du métier de scénariste de BD : le découpage et l’enchaînement des cases. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’il vole vraiment de ses propres ailes dès le tome trois de cette série !
Avez-vous d’autres projets ?
L.F.-B. : Je crois qu’avec Terra Australis, Deadline et XIII Mystery, l’année 2013 aura été bien remplie et je pense que ça suffira ! À partir de 2014, je continuerai globalement chez Glénat avec trois nouveaux projets, dont un avec Fabrice Meddour et un nouveau roman graphique avec Philippe Nicloux. Après, je suis comme tout le monde, j’imagine des scènes, des séquences, des pages presque tous les jours, j’essaye de mettre sur pied des projets, des envies, des livres, et j’essaye de convaincre des éditeurs de me faire confiance… tout en me tenant prêt au cas où ils aient aussi des projets pour moi !
Propos recueillis par Laurent Gianati