Par le biais d'un communiqué de presse, les éditions Delcourt ont annoncé à la fin du mois d'août dernier le lancement de la BD 2.0. Prolongement du numérique, qui en est encore à ses balbutiements, cette nouvelle façon de découvrir un album s'articule autour de la réalité augmentée, qui propose différents contenus visibles sur smartphone ou sur tablette, mais surtout du turbomedia qui propose une lecture dynamique case par case. Cette technologie est-elle une véritable valeur ajoutée ou un simple gadget ? Il suffit pour cela de se pencher sur MediaEntity, l'un des deux projets, avec La Petite Mort, concernés par cette mini-révolution narrative. Entièrement disponible sur le site http://www.mediaentity.net/ sous forme d'épisodes, le premier tome "version numérique" de ce thriller offre une expérience inédite et enrichissante. Quelques semaines après la sortie de la version "papier", Émilie et Simon, les deux auteurs, abordent le making-of de cette bande dessinée pas comme les autres.
MediaEntity : découvrez le turbo média
INTERVIEW D’ÉMILIE ET SIMON
Écrit-on un scénario destiné au turbomédia de la même façon que celui d’une bande dessinée classique ? Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ?
En bande-dessinée, le scénario peut prendre des formes multiples, contrairement au cinéma. Certains scénaristes de BD font un découpage des pages, des cases, parfois même un storyboard détaillé, quand d'autres se contentent de fournir au dessinateur de simples descriptions de scènes avec des dialogues. Pour MediaEntity, le scénario devait pouvoir servir à la fois aux albums papier et au turbomédia. Il se rapproche donc d'un scénario de film, où il n'y a pas d'indication de plans, mais où on met l'accent sur la structure dramatique d'une scène. À qui s'identifie-t-on dans cette séquence ?
Quels en sont les enjeux ? À quel moment se retourne-t-elle ? Cette façon de se concentrer uniquement sur la dramaturgie à l'étape du scénario permet ensuite de réaliser deux mises en scène différentes. À partir de là, les deux versions papier et numérique se construisent en parallèle dans un ping-pong permanent. On ne peut pas dire laquelle est à l'origine de l'autre. C'est parfois un peu schizophrène. Mais le papier et le numérique sont deux modes de lecture aux codes complètement différents, et qu'il faut prendre en compte. Par exemple, le turbomédia réclame des textes courts. On est dans une immersion et un rythme de lecture rapide qui ne doit pas être stoppée par des dialogues trop longs. Le papier, au contraire, permet de s'attarder plus longuement sur les dialogues, d'avoir une voix off, de rentrer dans une intériorité que n'autorise pas le turbomédia. Le scénario final des albums présente donc plus de texte que la version numérique, car la lecture du livre physique s'y prête. C'est pareil sur les codes de narration. En papier, par exemple, il faut prévoir que le lecteur a un aperçu inconscient de l'ensemble de la planche. Il faut orienter son regard le long des planches, jusqu'à une dernière case qui doit lui donner envie de tourner la page. Le turbomédia par contre réclame du dynamisme à chaque clic. C'est pareil sur la gestion de l'espace. En papier, il est important d'avoir un espace pensé globalement sur une planche : est-ce qu'un personnage est plutôt à gauche, plutôt à droite ? Comment est ce que le lecteur perçoit l'espace de la scène à travers l'espace de la page ? En turbomédia, la représentation de l'espace se crée en jouant avec le temps du défilement. Les cases apparaissent, disparaissent, et le regard du lecteur doit être orienté dans l'écran au fur et à mesure des clics. On peut parfois se retrouver à lire de droite à gauche, ce qui n'aurait aucun sens en papier ! Si on isole certaines cases turbomédia, elles sont incompréhensibles. Elles ne fonctionnent que dans leur succession. On se retrouve donc à réaliser deux versions, avec sur le numérique, des cases en plus, des images prolongées, ajoutées, enlevées. Idem sur le papier. Nos fichiers de travail sont un vrai bazar !
Ne craignez-vous pas que la lecture de la version papier soit moins dynamique que celle de la version numérique ?Pour nous, la question du dynamisme ne se pose pas pour comparer le turbomédia à la bande dessinée papier. Ce serait comme dire qu'un poème est moins intéressant lorsqu'il est lu que lorsqu'il est déclamé. Le rapport à l’œuvre est tout simplement différent. Il serait dangereux de considérer que la bande-dessinée papier est condamnée parce que soudain une forme de BD soit disant plus dynamique a été inventée. Les deux modes de lecture ne sont pas en concurrence parce qu'ils proposent un rituel qui leur est propre. C'est ça qu'on garde en tête lorsqu'on prépare en parallèle les albums et les épisodes turbomédia. Chaque support doit être considéré avec le même soin, et selon ses spécificités. C'est, comme on l'expliquait, un double travail de construction destiné à deux expériences de lecture aux exigences particulières. C'est un peu comme un cuisinier qui avec les mêmes ingrédients de départ, jouerait sur les dosages pour préparer deux plats aux saveurs différentes.
Quelles sont les expériences numériques qui vous ont inspirés ?Sur la forme, c'est le manifeste du turbomédia About digital comics #1 et #2 par Balak qui nous a poussés à explorer le médium. On ne répétera jamais assez combien toutes les potentialités figurent noir sur blanc dans ces deux slideshow disponibles sur son blog. Sur le fond, c'est la démarche de Thomas Cadène. Il a montré par l'exemple qu'en ce qui concerne le numérique, l'innovation, qu'elle soit narrative ou économique, peut venir d'initiatives menées par les auteurs. Thomas a une dévotion envers son univers et ses idées qui est un modèle pour tous ceux qui se lancent dans le numérique avec juste leur bonne volonté et leurs envies.
A-t-il été facile de faire accepter ce projet par un éditeur ? Avez-vous perçu certaines réticences ?Nous avions déjà fait le tour des éditeurs pour la version papier il y a deux ans, et le projet n'était probablement pas encore assez mature. On a eu besoin de sortir nos premiers épisodes numériques pour savoir exactement où l'on voulait aller. À partir de là, il était plus facile pour un éditeur de comprendre ce que nous souhaitions faire de notre côté en numérique, pour pouvoir s'engager à publier les albums papier.
Comment travaillez-vous à quatre mains ? Quels sont les rôles de chacun ?Nous construisons les albums ensemble. L'histoire de MediaEntity est vaste et on a besoin de structurer énormément l'intrigue de chaque album pour ne pas s'y perdre. Puis Simon écrit les scènes de son côté. Enfin Emilie fait le double découpage turbomédia / papier – qui doit être parfaitement calé avant de pouvoir se mettre à dessiner. Pendant ce temps, Simon s'occupe des modules transmédia.
Quels retours avez-vous eu des quatre premiers épisodes présents sur le site ?L'accueil a été très bon. C'était notre première incursion dans la bande-dessinée, et on avait peur que ça n'intéresse personne. On était tout de même impatients d'avoir des réactions car nous étions convaincus que le langage turbomédia pouvait être exploité sur une histoire au long cours. Quand les lecteurs nous ont réclamé la suite, ça nous a rassurés.
Sur le site, les règles d’un jeu de rôles sont également consultables. À qui ou à quoi sont-elles destinées ?Le jeu de rôle permet d'incarner une certaine catégorie de personnages de MediaEntity. Il est destiné aux rôlistes, à ceux qui veulent s'initier, mais aussi à ceux qui - tout en ne souhaitant pas jouer – sont curieux d'en savoir plus sur l'histoire. Dans ce livret de jeu de rôle, on découvre des intrigues parallèles à celles de la BD, avec des personnages qu'on sera amenés à rencontrer dans les tomes à venir.
MediaEntity est un projet Transmedia. Après le Turbomedia et la version papier, comment l’histoire va-t-elle être déclinée ?Il y a donc le jeu de rôle, dont les scénarios seront mis en ligne à chaque sortie d'un nouveau tome. Un recueil de nouvelles romanesques, qui dans le même ordre d'idée nous permettra de suivre des intrigues parallèles à la BD. La première nouvelle sortira en Septembre et concernera Wilhem le sans-abri. On les diffusera au fur et à mesure où elles seront terminées. Et puis on va proposer des jeux de piste dans la ville pour brouiller les frontières entre réalité et fiction. On est assez friands de ce genre d'expérimentation. Les lecteurs pourront y participer lors de certains festivals. On prépare ça pour le festival Delcourt à Paris fin Septembre, et pour les Utopiales à Nantes fin Octobre. On ouvrira les inscriptions début Septembre. Enfin, les albums papier auront une extension en « réalité augmentée » accessible sur smartphone ou tablette. En gros, ce sont des contenus multimédia (vidéos, podcast, images) « cachés » dans un cahier graphique en fin d'album. Ça peut faire un peu inventaire à la Prévert, mais ça ne doit pas rebuter celui qui ne connaît pas l'univers. Le fil rouge principal est entièrement lisible sur les albums de bande-dessinée et les épisodes numériques. Le reste, c'est du bonus qu'on réalise sans financement sur le temps que nous laisse la BD, et qu'on diffuse gratuitement. Tout est fait de manière très empirique, au fur et à mesure où les idées nous viennent. Notre sujet de l'identité en ligne est en tout cas passionnant à explorer sur différents supports. On essaye de faire du transmédia « fait à la maison »...
Concernant le scénario, on ne peut s’empêcher de comparer Éric Magoni à Jérôme Kerviel…
Et ce n'est pas un hasard ! La référence est voulue et assumée, même si MediaEntity n'est pas la biographie de Jérôme Kerviel. Sur le long terme, MediaEntity n'est d'ailleurs pas une intrigue financière. On parle plus largement de notre identité en ligne et des différents rapports que l'on entretient avec nos données personnelles. L'histoire de Jérôme Kerviel est sortie alors que les bases du projet étaient déjà bien posées. Mais il nous manquait encore un début, un « cas » qui introduirait notre concept. Lorsque le monde entier a découvert avec stupéfaction qu'il était possible de perdre une telle somme, cette histoire nous est apparue comme le symbole parfait de l'homme face à la machine : face à l'ordinateur qui a causé sa perte, mais également face au système bancaire dont il n'était censé être qu'un modeste rouage, et face au système judiciaire et médiatique dont il finit par être un personnage. Au moment où Jérôme Kerviel perd cet argent, le monde entier réalise que le système financier mondial est devenu tellement complexe qu'on ne peut plus le conceptualiser totalement. Comme s'il existait un mouvement autonome inéluctable au cœur des échanges d'informations, qui se détacheraient progressivement de toute réalité physique. Mais ce phénomène est observable dans tous les systèmes. C'est cette prise de pouvoir des données sur nos vies que raconte MediaEntity.
Certains personnages encore inconnus sont présents sur le site. De quoi mettre l’eau à la bouche… (sourire)
MediaEntity est une histoire aux intrigues multiples. Dans les prochains tomes, on continuera de suivre Eric le trader, mais aussi d'autres personnes qui ont vu leur identité sur internet leur échapper. Dans cette saison 1, on explorera notamment l'univers des magazines people. Vous pourrez voir les prochains épisodes numériques à l'automne, et le Tome 2 sortira en librairie en Janvier 2014.
Pensez-vous que le Turbomedia soit l’avenir de la bande dessinée ou simplement une nouvelle possibilité de lecture ?
Déjà, il faut distinguer le turbomédia de la BD numérique en général. Le turbomédia n'est qu'une des nombreuses formes que peut prendre la BD numérique. Il peut être un « standard » , au même titre que le blog BD ou le canevas infini, mais en aucun cas le seul. Quant à la BD numérique en général, on ne pense pas qu'elle soit l'avenir de la bande-dessinée. Pour nous, dès qu'il s'agit de narration en planches, le papier est indépassable. Par contre, on est persuadés que l'émergence de formats numériques peut-être une chance pour la BD papier. Car aujourd'hui, le plus grand danger serait que la BD déserte les nouveaux écrans. Les jeunes accèdent maintenant à tous les contenus culturels à travers un seul objet (ordinateur, tablette ou smartphone). Le médium BD se retrouve donc en concurrence avec tous les autres : séries TV, jeux-vidéos, bien plus adaptés à une consommation sur écran. Le risque étant que les jeunes se désintéressent progressivement de la lecture de bande-dessinées fautes de contenus adaptés à leur nouvelles habitudes. C'est pour cette raison que la création de BD numériques originales pourrait s'avérer capitale pour initier de nouveaux lecteurs à l'amour de ce médium, et leur donner envie de découvrir la richesse de la création en BD papier.
Simon, est-ce votre formation liée à la télévision qui vous a incité à découper l’histoire de MediaEntity en plusieurs saisons ?
Probablement. Les quatre premiers tomes de MediaEntity forment sa saison 1. Mais ce n'est pas du tout une originalité du projet. Beaucoup de séries BD adoptent désormais ce vocabulaire des séries TV : Le Chant des Strygesest découpé en saisons, Alter Ego aussi, la diffusion numérique de Last Man également... et il y en a sans doute beaucoup d'autres. Par contre, c'est vrai que c'est l'influence de l'écriture des séries télé qui donne son rythme au récit.
Le scénario de MediaEntity est-il déjà entièrement écrit ou pourra-t-il évoluer suivant les retours des lecteurs ?
Le scénario de la première saison (soit 4 tomes) est entièrement terminé, dialogues compris, et la suite de l'histoire est rédigée jusqu'à sa conclusion sous la forme d'un synopsis d'environ 80 pages. Il n'y a pas la place pour s'adapter aux retours des lecteurs et puis ce n'est pas le but. Nous avons une histoire très précise à raconter et prendre en compte les désirs du lecteur l'empêcherait de se laisser embarquer. En tant que lecteur, si j'ai un pouvoir sur la suite de l'histoire qu'on me raconte, ma position devient ambigüe, je ne me donne pas à la fiction que je reçois et je cesse d'en être ému. Pour nous, ce genre de participation – qui vient de la télé-réalité - n'a pas sa place dans une fiction, à part pour un récit purement expérimental, ce qui n'est pas notre cas. Par contre, on a souhaité faire en sorte que l'univers de MediaEntity soit suffisamment vaste pour que certains modules laissent la place à l'appropriation et à une participation créative. Le jeu de rôle par exemple, ou la web-série à tourner soi-même.
Travaillez-vous exclusivement sur MediaEntity ou avez-vous d’autres projets ?
Pour le moment, on est à fond sur MediaEntity. Nous n'avons pas le temps pour grand chose. C'est un gros boulot qu'on essaye de faire avec le plus grand soin !
Propos recueillis par Laurent Gianati