Histoire, polar et politique, voilà certainement les trois thèmes de prédilection de Philippe Richelle que l'on retrouve de façon récurrente dans l'ensemble de ses œuvres, des Coulisses du pouvoir à Secrets Bancaires, en passant par Amours Fragiles. Les réunir au sein d'une seule et même série, c'est le tour de force que l'auteur a réalisé en imaginant, à trois époques différentes, des intrigues assises sur des faits historiques. À l'occasion de la sortie simultanée des trois premiers tomes de chaque période (troisième, quatrième et cinquième République), Philippe Richelle et Pierre Wachs, son fidèle complice, dévoilent une partie de leurs mystères.
INTERVIEW DE PHILIPPE RICHELLE ET PIERRE WACHS
Mêler dans une même série Histoire, polar et politique, c’est quelque chose qui vous tenait à cœur ?
Philippe Richelle: Le polar est un genre dans lequel je trouve énormément de plaisir... J'en ai écrit un certain nombre:Les Coulisses du Pouvoir (avec Delitte), Secrets Bancaires puis Secrets Bancaires USA, plus anciennement le one shot Belle comme la Mort (avec Beuriot). Ce sont tous des polars contemporains. Dans Les Coulisses du Pouvoir, je mêlais polar et politique, une autre de mes passions (j'ai fait Sciences Po), et il était assez naturel que je les conjugue tôt ou tard avec mon intérêt pour l'Histoire, (qui se traduit dans la série Amours Fragiles ou dans le diptyque Opération Vent Printanier). Ça me tenait à cœur, effectivement. Et ça a mis du temps à se concrétiser... D'une part, écrire un polar prend du temps: il faut non seulement travailler sur les personnages mais aussi construire des intrigues solides, qui tiennent la route, ce qui représente un gros travail. Y superposer la dimension historique ajoute à la complexité de l'entreprise, dans la mesure où il faut se documenter sérieusement. De plus, je rêvais d'une série "ambitieuse", j'avais envie de travailler avec plusieurs dessinateurs tout en faisant en sorte que chacun ait véritablement rang de co-auteur à part entière... Bref, ce n'était pas évident à mettre sur pied. Je suis d'autant plus heureux que le projet se soit matérialisé...
Quelle est la part de fiction dans les intrigues que vous avez imaginées ?
P.R. : Disons que je m'inspire librement de la réalité historique. Je n'avais pas envie de faire une œuvre d'historien en retraçant fidèlement des affaires réelles. Cela m'aurait privé d'une part de l'aspect créatif de mon travail et du plaisir que je trouve dans l'écriture... De plus, bon nombre de crimes à caractère politique (pour ne pas dire presque tous) restent impunis. Les enquêtes n'aboutissent pas (Boulin, Palm, etc) ou débouchent sur la condamnation de seconds couteaux (de Broglie, Cools en Belgique)... Or, une règle d'or dans le polar (et pardonnez-moi d'énoncer une telle évidence) est que les coupables soient confondus à la fin. Si j'avais raconté des affaires réelles, j'aurais dû tronquer la réalité historique afin de répondre à cette exigence... Enfin, certains événements que j'aborde dans la série (je songe en premier lieu à la guerre d'Algérie) n'ont pas été émaillés de crimes pouvant servir de points de départ à des enquêtes policières. Dans Les Démons des années 30, premier tome du cycle 3ème République, le héros -le commissaire Peretti- enquête sur le meurtre du directeur de La Vérité, un quotidien d'extrême-droite proche de la mouvance des Ligues factieuses interdites en 1936 par le gouvernement de Front Populaire. L'objectif de ces Ligues était de "tuer la Gueuse" (surnom qu'elles donnaient à la République) et d'instaurer en France un régime autoritaire (de type monarchiste ou fasciste: les conceptions divergeaient)... La Vérité dénonce jour après jour les errements, réels ou inventés, de la classe politique "traditionnelle". Elle a notamment initié la campagne de diffamation qui a poussé au suicide le ministre de l'intérieur du gouvernement de Front Populaire qui avait interdit les Ligues... Le nom du journal est fictif... mais de tels journaux existaient. Et le meurtre de son directeur -personnage fictif lui aussi- n'a forcément pas eu lieu dans la "vraie vie". Mais tout le reste, l'interdiction des Ligues, le suicide du ministre (il s'appelait Salengro alors que je l'appelle Allendrot),etc, reflète parfaitement les réalités de l'époque...
Le journal « La Vérité » ne fait donc pas référence au quotidien trotskiste du début des années 30...
P.R. : Comme je l'ai dit, le journal dont il est question est un quotidien d'extrême-droite....donc très éloigné de l'anarchisme.J'ignorais l'existence d'un journal anarchiste du même nom: vous me l'apprenez! (sourire)
Dans les Résistants de Septembre, premier tome du cycle 4ème République, j'aborde la délicate question de l'épuration sauvage. Les crimes sur lesquels le commissaire Coste et son équipe enquêtent sont fictifs... mais des crimes semblables ont eu lieu, et en grand nombre. Enfin, dans Trésor de Guerre, premier tome du cycle 5ème République, dont l'action se déroule en 1959, le commissaire Verne enquête sur le meurtre d'un jeune homme qui a été appelé en Algérie et en est revenu bouleversé. Ce meurtre est fictif. Mais, encore une fois, le contexte dans lequel il s'inscrit est bien réel. La victime était membre d'un réseau de Français qui viennent en aide au FLN en métropole. Ce réseau à existé : c'était le réseau Jeanson, du nom de son fondateur, Francis Jeanson, un jeune philosophe émule de Sartre qui était indigné par les actes de torture commis par l'armée en Algérie. Il avait rassemblé autour de lui des gens de toutes les conditions : prêtres, enseignants, artistes, militaires déserteurs, étudiants... Ils transportaient dans des valises l'argent collecté par le FLN auprès des travailleurs Algériens de métropole, et le centralisaient avant qu'il ne soit envoyé en Suisse (d'où leur surnom de "porteurs de valises"). Ils ont été jugés en 1960 (Jeanson n'était pas présent). Parmi leurs avocats, on retrouvait Jacques Vergès et Roland Dumas. Dumas exhiba devant la cour une lettre dans laquelle Sartre apportait son soutien au réseau... Dans un livre récent ("Coups et Blessures"), Dumas révèle avec malice que cette lettre était un faux (Sartre était en Amérique du Sud au moment du procès) qu'il avait fabriqué de toutes pièces... en se disant que Sartre ne lui en ferait pas grief lorsqu'il l'apprendrait (la suite lui donna raison)...
La Troisième République couvre une période assez large, de 1870 à 1940. Pourquoi avoir choisi les années 30 ?
P.R. : Mes héros sont des personnages récurrents, des policiers que l'on voit vieillir (pas trop) au fil des albums. Je ne pouvais pas évoquer l'affaire Dreyfus et ensuite, par exemple, une intrigue inspirée de l'affaire Stavisky. Le bond dans le temps aurait été trop important... J'ai opté pour les années 30 parce que c'est -à mon sens- la décennie la plus riche de la Troisième République : crise économique, crise de la démocratie parlementaire, montée des nationalismes, apogée des idéologies fascistes et communistes qui s'affrontent jusqu'à l'explosion de 1940...
Un auteur belge qui parle de politique française, c’est l’assurance, pour le lecteur, d’avoir un récit dénué de parti pris ? (sourire)
P.R. : J'essaie d'éviter les partis pris...mais cela doit peu à ma nationalité... (sourire) Simplement, je n'ai pas une vision manichéenne du monde... Prenons les années 30... De nos jours, on stigmatise les gens qui, à l'époque, avaient des sympathies pour l'extrême-droite. On a tendance à les mettre tous dans le même sac, à les considérer comme des exaltés, des salauds, des nazis en puissance... Or, il y avait parmi eux des gens très bien (il suffit de songer à François Mitterrand)... Idem pour les communistes : les exactions du Stalinisme était connues depuis le début des années 30 (Gide et d'autres les avaient dénoncées). Cela n'a pas empêché des tas de gens respectables de militer au PCF... Il est très commode de juger avec le recul du temps, en ayant connaissance d'événements que les protagonistes de l'époque ignoraient pour la bonne et simples raisons qu'ils ne s'étaient pas encore produits... Le travail d'un auteur -comme d'un historien- consiste à essayer de se replacer dans le contexte de l'époque, d'en appréhender les mentalités... Cela permet de comprendre les comportements des uns et des autres. Prenons la guerre d'Algérie... Le FLN a commis d'innombrables exactions (tortures, attentats sanglants contre des Européens...). Pour autant, tous ses membres ne doivent pas être assimilés à des tortionnaires... Et cela n'enlève rien à la légitimité de son combat, qui était l'accession de l'Algérie à l'indépendance. Si j'avais été Algérien, j'aurais pu militer au FLN... Et si j'avais été un Français d'Algérie, qui sait si je n'aurais pas intégré l'OAS ? L'OAS est souvent assimilée à un ramassis de fascistes. Il y avait des fascistes en son sein, c'est indubitable. Mais il y avait aussi, parmi ses membres ou sympathisants, des milliers de Pieds-noirs respectables qui voyaient en elle un ultime recours contre une perspective qui leur était insupportable : celle d'un départ définitif du pays où ils étaient nés et avaient grandi... L'armée française, enfin, s'est rendue coupable d'actes de torture (surtout en 1957). Ces actes inqualifiables ont logiquement terni son image... Mais il ne faut pas oublier tout ce que son action en Algérie a eu de positif, notamment dans le maintien de l'ordre au moment où le pays était à feu et à sang... Les choses ne sont pas simples, on le voit. Il convient d'éviter les clichés, les stéréotypes, les idées reçues, les généralisations faciles... Comprendre, et non juger : c'était une règle d'or de Georges Simenon... Je dois ajouter qu'à travers certains actes ou répliques de mes personnages principaux, l'on peut déduire certaines prises de positions de ma part (mon absence totale de sympathie pour les Ligues des années 30, par exemple). Pour en revenir à votre question, le fait que je sois belge me procure peut-être un plus grand recul par rapport à certains faits ou événements... Par exemple, je constate encore en France une certaine réticence à aborder des sujets comme la guerre d'Algérie, ou une tendance à minimiser l'ampleur de l'adhésion populaire à Pétain au début de la guerre (cela s'explique probablement par le fait que l'Histoire officielle a occulté longtemps ce soutien, érigeant de Gaulle en une sorte de figure messianique qui se serait attaché dès le début le soutien de la quasi totalité des Français...)
On parlait déjà à cette époque de « financiers douteux et de spéculateurs apatrides ». Une façon de faire écho à des événements contemporains ?
P.R. : L'expression "spéculateurs apatrides" ressortit à la rhétorique de l'extrême-droite de l'époque, violemment antisémite. Les financiers étaient assimilés aux Juifs, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui (ou beaucoup moins). Cela étant, il est indéniable que les années 30 présentent des similitudes avec l'époque actuelle : méfiance envers la classe politique "traditionnelle", rejet des élites, de la haute finance, etc. Mais il convient de relativiser. L'antisémitisme était beaucoup plus répandu qu'aujourd'hui, par exemple, et beaucoup plus virulent... Et le jeu des comparaisons peut se révéler dangereux : établir un parallèle entre les manifs récentes contre le mariage pour tous et la grande manifestation des Ligues de février 34, c'est méconnaître l'Histoire ou vouloir l'instrumentaliser. Les manifs actuelles ne s'inscrivent pas dans une logique anti-républicaine. Et elles n'ont absolument pas le caractère inquiétant de la manifestation de 34, laquelle n'était pas sans évoquer les grandes "messes" nazies qui avaient lieu en Allemagne... Ce jour-là, la République a véritablement tremblé sur ses bases. On n'est pas du tout dans le même cas de figure aujourd'hui...
Si le choix de Pierre Wachs paraît évident, comment s’est effectué le recrutement des deux autres dessinateurs ?
P.R. : Comme vous le soulignez, le choix de Pierre s'est imposé de lui-même. Et il était évident qu'il était tout désigné pour dessiner le premier cycle, ayant déjà traité la période avec talent dans Opération Vent Printanier. Le choix des deux autres dessinateurs n'a pas été facile. C'est le résultat d'une longue recherche menée conjointement avec Franck Marguin, mon éditeur chez Glénat, qui a soutenu le projet dès le début avec enthousiasme. J'avais une exigence : que les trois dessinateurs aient des styles bien différenciés, de sorte que chacun des cycles ait une identité graphique bien marquée, comme s'il s'agissait de séries distinctes. Franck m'a proposé un certain nombre de dessinateurs avant que je ne découvre le travail d'Alfio (Buscaglia) et celui de François (Ravard), que je ne connaissais pas. J'ai "flashé" immédiatement. On peut véritablement parler de coups de cœur... Tous trois se sont lancés dans le projet sans hésiter et s'y sont impliqués totalement..Je les en remercie!...
Pierre, avez-vous eu le choix entre les trois époques ? Pour quelles raisons avoir opté pour celle-ci ?
P.W. : Je n’ai eu connaissance de l’ensemble du triptyque que très tard. Mais comme nous avions déjà évoqué l’idée de poursuivre notre collaboration autour des années 40, le choix s’est fait naturellement.
Vous formez déjà presque un vieux couple ! Comment travaillez-vous ensemble ? Comment votre collaboration a-t-elle évoluée depuis vos premiers albums ?
P.R. : A partir de combien d'années forme-t-on un vieux couple?... (sourire) Nous avons commencé à travailler ensemble sur la série Secrets Bancaires, dont Pierre a dessiné deux des quatre cycles de deux albums (les deux autres étant signés Dominique Hé). Notre collaboration s'est prolongée chez Casterman, avec Opération Vent Printanier et le one shot Libre de Choisir... Ce premier tome des Mystères de la 3ème République est donc notre huitième album en commun. Notre manière de travailler est bien rodée. Je sais exactement ce que je peux attendre de Pierre (ce qui ne veut pas dire qu'il n'arrive plus à me surprendre!) : c'est très "confortable " pour un scénariste... Je trouve que depuisOpération Vent Printanier, son dessin a atteint sa pleine maturité....
P.W. : Nous n’avons pas encore fêté nos noces d’or ! Mais comme le dit Philippe, pas besoin de longs échanges pour collaborer efficacement.
Graphiquement, la documentation a-t-elle été très différente de celle d’
Opération Vent printanier ? Quelles sont vos sources ? P.W. : Les films d’époque sont souvent riches en petits détails en y regardant bien. Le hasard a d’ailleurs voulu que je réalise parallèlement un autre album se situant à la même période. Mais je n’ai pas encore épuisé mes sources. Je fouine dans de vieux bouquins, de vieilles revues, des photos de famille, pour y trouver de petits détails, une robe, un meuble, une publicité qui aident à l’atmosphère et à la crédibilité de l’ensemble ...
En combien de tomes sont prévus les différentes périodes et à quel rythme de parution ?
P.R. : Chaque cycle comptera 5 tomes, soit 15 albums au final. Les trois tomes 1 sortent simultanément. Pour la suite, le rythme de parution est d'un album tous les quatre mois.
Également en duo sur les deux premiers cycles de Secrets Bancaires, pourquoi avoir choisi un autre dessinateur pour les deux suivants et pour Secrets Bancaires USA ?P.R. : Pierre a réalisé quatre des huit albums qui composent la série Secrets Bancaires. Les quatre autres ont été dessinés par Dominique Hé. Glénat souhaitait poursuivre la série avec un second cycle (Secrets Bancaires USA). De mon côté, je ne voulais pas continuer à travailler sur un rythme aussi soutenu que pour le premier cycle car je voulais pouvoir me consacrer à d'autres projets (à commencer par Les Mystères de la République). Nous avons donc décidé de travailler avec un seul dessinateur. C'est Dominique Hé qui a été choisi : il avait participé au premier cycle, son dessin est très adapté au polar contemporain... J'étais engagé avec Pierre sur un projet pour Casterman (Opération Vent Printanier) et j'avais envie qu'il m'accompagne dans l'aventure des "Mystères", sur lesquels je commençais à travailler...
Avez-vous d’autres projets en commun ? En solo ?
P.R. : Actuellement, nous n'avons pas d'autres projets en commun. Celui-ci est important, et nous n'en sommes qu'au début!... Pour la suite, on verra, mais pour ma part je ne vois pas pourquoi nous ne poursuivions pas notre collaboration, dès lors que le bilan que j'en tire jusqu'à présent est des plus positifs! Pour le reste, j'ai d'autres projets, bien sûr. Mais je n'aime pas en parler avant qu'ils ne soient concrétisés...(sourire)
P.W. : Il est encore un peu tôt pour en parler, mais le prochain projet changera d’époque cette fois !
Propos recueillis par Laurent Gianati