Biribi (non, pas Chéri Bibi !), ce sont les bagnes militaires localisés au Maroc, en Tunisie et en Algérie), sis dans les anciens protectorats et colonies français du nord de l'Afrique. C'est aussi le théâtre dans lequel se joue l'album signé Sylvain Ricard et Olivier Thomas qui ouvre la série à concept La grande évasion. Rencontre avec le scénariste.
Monsieur Ricard, il y a 10 ans, vous nous invitiez à pénétrer un désert blanc, celui d'une Banquise, où l'on pissait allègrement dehors et où un homme subissait l'assaut d'un de ses compagnons d'infortune d'une manière non consentie. Biribi est-il une manière de souffler les bougies d'un petit jubilé ? (rires)
Je n'y avais pas pensé mais effectivement, je fête mes 10 années de bande dessinée. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il y a un clin d'œil ou une référence à Banquise mais il y a des points communs, effectivement. Celui de la fuite en avant, celui des grands espaces et du combat des hommes pour rester en vie. Mis à part ça, je ne crois qu'on puisse en dire plus...
Après 20 ans ferme (Futuropolis), tu te spécialises dans les histoires de tôle et de taulards ? (NDLR : oublions le faux cérémonial de la première question, et revenons au tutoiement)
Oui, on pourrait le croire, d'autant plus que je prépare un récit historique qui retrace la vie d'un homme qui a passé près de trente années dans les geôles grecques durant les diverses dictatures de la deuxième moitié du XXe siècle, condamné pour ses idées politiques... Mais j'ai également en préparation un récit en compagnie d'un ancien braqueur belge (François Troukens). Il s'agit de coïncidences, même si la notion d'enfermement est très présente dans mes récits. L'enfermement physique ou idéologique est un aspect que j'aime explorer. Maintenant, les quatre histoires "de taulards" sont très différentes les unes des autres et je ne compte pas, non, en faire d'autre après celles-ci.
Comment êtes-vous arrivés sur cette série ? Justement parce que tu avais un projet en cours sur une vie de taulard ?
Nous sommes arrivés sur cette série parce que David Chauvel m'a demandé de participer à cette collection qui a pour thème "la grande évasion", et que j'avais justement entendu dans l'émission "2.000 ans d'histoire", sur France Inter, l'histoire des camps de Biribi. Je ne savais rien de Biribi, mais je me suis rapidement documenté sur le sujet, et quand David est venu avec son thème imposé, la connexion s'est faite naturellement entre les deux éléments. David ne savait rien de mon actualité au sujet de 20 ans ferme, et, d'ailleurs, j'ai écrit les deux livres avec plus d'un an d'intervalle.
Biribi constituant une base historique, quelle est la part de réel et de fiction dans ce récit ?
Suite à cette fameuse émission de radio, je me suis donc documenté sur Biribi, et j'ai imaginé de toute pièce les personnages principaux, leurs motivations pour tenter de se faire la belle et le moyen pour y arriver. Il n'y a rien d'authentique, à l'exception de la reconstitution des traitements infligés aux prisonniers, éléments pris par ci par là dans les divers ouvrages consultés. Le fait d'avoir mis une date et un lieu était pour moi une façon de rendre plus plausible cette histoire.
Quelle est la part du travail de documentation pour élaborer cet album ?
Une petite part, comme souvent : quatre livres cités dans l'album, dont trois qui parlent des camps de Biribi (dont le témoignage, crucial, de Georges Darien) et un qui parle des tatoués de l'époque. J'ai cherché à voir le film éponyme mais je n'ai pas réussi. Le reste n'est que supputation, imagination, délire de scénariste.
C'est étonnant de voir une histoire de cœur, de femme, s'inviter dans cet univers très masculin ? (la fille qu'ont connu les vieux) S'agit-il d'une astuce de scénariste pour relâcher la tension ?
Une astuce de scénariste, oui, mais pas pour relâcher la tension. Plutôt pour justifier le fait que ces deux vieux (qui ne le sont pas vraiment d'ailleurs) se fassent la belle avec Ange et Riton, mais aussi pour créer une alternative à la seule motivation de quitter cet endroit pour ce qu'il est ultra violent. Je trouvais assez romantique que deux taulards rivaux de cœur et amis risquent leurs vies rien que pour savoir lequel des deux une seule et même femme avait aimé le plus. Il y avait un petit quelque chose de pathétique et de beau dans cette prise de risque au but si dérisoire...
Existe-t-il une dimension de « challenge » à relever lorsque l'on accepte ce type de projet ? Par exemple celui qui consiste à mieux gérer le suspens que ses autres collègues scénaristes
Il y a toujours une dimension de ce type, les albums étant inévitablement comparés les uns aux autres, mais ça ne m'a pas hanté du tout. Pour moi, le véritable atout à l'écriture du scénario, c'était que David Chauvel en soit satisfait et pense que le défi était relevé, qu'il ne s'était pas trompé en me proposant la collaboration. Le fait qu'il ai choisi Biribi pour inaugurer la collection est une grande preuve de confiance également. Je n'ai donc aucune appréhension vis-à-vis de ce que vont faire les autres, mais je suis impatient de les lire.
Donc tu n'as pas lu les synopsis des autres albums avant d'entamer ou d'achever Biribi ?
Non, pas du tout. J'ai même appris très tard qui étaient les autres auteurs et les sujets qu'ils traiteraient, à l'exception de Mathieu Gabella, mais c'est parce que nous travaillions dans le même atelier. Je n'en sais pas plus que les personnes qui ont vu les bande annonces de la série.
Vous saviez qu'il vous reviendrait d'ouvrir le bal ? Un peu de stress avant d'entrer en piste ?
Je ne le savais pas jusqu'à il y a quelques mois mais j'en ai été ravi. Il se trouve que dans les raisons qui ont motivé la décision de nous sortir en premier était le fait que nous avons terminé les premiers : )) C'est un élément non négligeable dont il faut tenir compte. Le stress d'inaugurer la collection, oui, il existe. C'est certain que si l'album n'est pas bien perçu, ça peut hypothéquer le succès de la collection toute entière, mais j'espère que rien de tout ça n'arrivera, et que les gens seront contents de cette lecture.
On a posé la question en direct à David Chauvel à l'occasion du lancement de la série Sept, mais quel est le rôle d'un directeur de collection ? En tant qu'auteur, qu'attendais-tu de lui ? Il a assuré ? (sourire)
Un directeur de collection encadre et suit les différents projets inhérents à ladite collection. Dans le cas de David Chauvel, j'attendais un regard aiguisé sur ce que nous allions faire, histoire que nous soyons sûrs de ne pas nous tromper de voie. Je n'ai pas été déçu. David a été présent du début à la fin, parlant de tout, des cadrages, des dessins, de la couleur, des dialogues, de la mise en scène, le tout en réagissant toujours très rapidement et avec beaucoup de précision. J'en connais qui trouveraient l'attitude de David envahissante, intrusive peut-être même, mais dans mon cas je l'ai trouvé à sa place, serein et professionnel, et j'ai beaucoup apprécié cette collaboration (tout autant qu'avec Olivier Thomas et Christophe Araldi, ce qui ne gâche rien). Aucun regret, bien au contraire.
La grande évasion est-elle l'étape suivante, la suite logique d’un Casse ? Ou est-ce Soul Man (troisième tome de la première saison de la collection 7) qui vous a donné l’idée de lancer cette nouvelle « série à concept » ?
Ça aurait pu être le cas, en effet, mais non. La grande évasion est une thématique que Guy Delcourt avait à cœur de voir développée dans le cadre d'une série à thème. Après 7 et Le casse, il paraissait logique que ce soit moi qui m'en occupe, ce que j'ai fait avec plaisir...
Comment avez-vous recruté la nouvelle équipe d’auteurs ?
Comme je l'ai toujours fait : au coup de cœur, à l'instinct, et au hasard des rencontres et des discussions. Le but de ces séries n'est pas et n'a jamais été de réunir le "who's who" des scénaristes franco-belges. Je suis guidé par mes seules envies, ce qui fait qu'on peut aussi bien trouver, au casting de ses séries, des débutants ou des gens ayant déjà bien roulé leur bosse, des gens avec qui j'ai déjà travaillé, comme Mathieu Gabella ou Serge Lehman, ou d'autres avec qui c'est une première, comme Sylvain Ricard, Thierry Gloris, Olivier Jouvray ou Kris.
C'est la même chose pour le casting "dessin" puisqu'on retrouve par exemple Dylan Teague, déjà aux crayons sur le premier album du Casse, ou Erwan Le Saëc, avec qui j'ai fait de nombreux albums en tant que scénariste... Ou bien Olivier Thomas, Guillaume Martinez ou Stefano Palumbo, avec qui je n'ai jamais travaillé auparavant.
Quand on pense à évasion, on fait facilement le lien avec bagne ou prison. Avez-vous été surpris par les choix de certains scénaristes ?
Oui, parfois. Et heureusement !!
Guy Delcourt et moi avions un cahier des charges très précis : l'évasion était à prendre au sens littéral et non au sens large. Les évasions "mentales" étaient interdites. On ne pouvait pas jouer sur les mots et raconter l'histoire d'une personne voulant s'évader de son quotidien, par la pensée ou le fantasme, etc... Il fallait une vraie prison, physique. Mais dans son acceptation la plus large, afin d'éviter de nous retrouver avec huit récits d'évasion purement carcérale. Et donc de gros risques de ressemblances entre les histoires et/ou de monotonie pour le lecteur.
C'est ainsi que le lieu dont on doit s'évader sera une prison, mais aussi un voire le labyrinthe, un vaisseau spatial pénitenciaire, la cuvette de Dien Bien Phû, une dictature souterraine oubliée ou encore Berlin Est. Autant de lieux d'enfermement, mais qui ne sont pas des prisons à proprement parler.
Comment avez-vous convaincu Sean Phillips de dessiner un récit de science-fiction ? (Void 01)
Par tous les moyens possibles et imaginables, bien sûr. Sérieusement, Sean avait très envie de refaire un album grand format, après la réussite spectaculaire de 7 psychopathes. Il lui fallait juste... du temps.
Nous nous y sommes donc pris très longtemps à l'avance pour pouvoir caler la réalisation de cet album dans son planning déjà très serré. Je pense que tous ceux qui aiment son travail, et ils sont nombreux, vont se régaler de le voir s'aventurer dans un registre inattendu et sur un scénario... étonnant.
Une deuxième saison pour 7 alors qu’une seule est prévue pour Le Casse. Quelles en sont les raisons ?
Il y avait deux projets d'histoires (7 personnages et 7 pistoleros) qui étaient nés de manière fortuite et inattendue pendant la réalisation de la première saison. Et qui ne cessaient de revenir me titiller, malgré ma décision de ne pas faire de suite à la série. D'autres projets et sollicitations sont arrivés, des envies telles qu'à la fin... j'ai craqué. Et je ne le regrette absolument pas. Je pense que nous faisons une très belle deuxième saison. Mais bien sûr, l'aspect "nouveauté" a disparu, donc l'accueil n'est logiquement pas le même. Il n'y a plus d'effet de surprise. Pour autant, je reste persuadé que c'est une thématique et une collection qui permettent de proposer de très bons livres. Á nous de le prouver.
Certains lecteurs du forum BDGest se demandaient si des liens entre les différentes séries ont été envisagés. Par exemple, que l’auteur d’un Casse, incarcéré, imagine ensuite une Grande évasion…
Non. Mais c'est vrai que c'est tentant... Seulement, après un Casse (raté, du coup) et une Grande évasion, quelle est la suite logique ? Une récidive ? Une mise au vert ? Ça sonne pas terrible, comme thématique, pour une série concept...
Par contre, il est amusant de voir que certains albums ont "fait des petits". Ainsi, la série Wollodrïn que Jérôme Lereculey et moi développons est directement liée à 7 voleurs, qui était pour nous une sorte de première mise en bouche dans l'univers que nous voulions investir.
Il y a également un lien "clin d'oeil", de pure forme, entre Soul Man, du Casse, et Fatman que Denys et moi réalisons pour la Grande évasion.
Et il y a un album de la deuxième saison de 7 qui va donner lieu à une série, mais il est encore trop tôt pour en parler...
Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans ces « séries à concept » ? Est-ce le plaisir de découvrir comment un thème peut être appréhendé par différents auteurs ?
L'argent, bien sûr. Quoi d'autre ? (rires) En effet, la manière dont chaque auteur va travailler sur la thématique, ce qu'il va lui apporter, est ce qui m'a motivé dès le départ, pour la première saison de 7. Je trouvais ça original, jamais fait avant et très amusant, très ludique. Et si nous nous amusions, il n'y avait pas de raison que les lecteurs ne s'amusent pas aussi. À partir de là, il y avait vraiment beaucoup de scénaristes avec qui j'avais envie de travailler et il y a en a d'ailleurs encore, je suis loin d'avoir fait le tour ! Et de dessinateurs aussi, si ce n'est plus !! C'est la motivation principale, sur ce genre de série.
Avec un peu de recul, comment réagissent les lecteurs de ces séries ? Achètent-ils tous les tomes ou choisissent-ils en fonction de leur goût ?
Il y a un très gros noyau d'acheteurs qui prennent tous les albums. Et quelques différences de chiffres de ventes, mais assez peu élevées, quand tel ou tel album attire davantage de lecteurs, par son thème ou par le nom d'un de ses auteurs. Mais cette différence n'est pas flagrante et ne dépasse jamais 10% à 15% du chiffre de vente total. Donc les gens prennent la série entière. Ce que je prends comme une marque de confiance. Je pense qu'ils savent que la nature même de la série fait qu'ils n'aimeront de toute façon pas tous les albums. Si ils sont allergiques à tel ou tel genre, par exemple. Mais qu'au final, ils en seront satisfaits.
Vous avez écrit le scénario du premier tome de WW2.2 dont la sortie est prévue au mois d’août chez Dargaud. Une nouvelle série à concept ?
Oui et non. Car un peu différente dans la forme et le fond. J'ai imaginé une uchronie de la deuxième guerre mondiale, basée sur un événement qui bouscule toute l'histoire, dès le début de la guerre. À partir de cet événement précis, tout le scénario de la guerre est changé, dans ses événements principaux, ses batailles, ses alliances, ses trahisons, ses retournements de situations, etc. Tout, absolument tout, est différent, selon le principe classique des dominos...
J'ai écrit un gros document chronologique, qui retraçait l'ensemble des événements, année après année, de cette version alternative de la deuxième guerre. Et, à partir de là, j'ai invité des copains auteurs à choisir un événement et à le développer, autour de l'histoire d'un soldat. Chaque histoire va donc couvrir le destin d'un soldat de nationalité différente, et raconter un évènement crucial de cette guerre, l'ensemble constituant cette autre deuxième guerre mondiale de son début à sa fin.
Hervé Boivin et moi ouvrons le bal avec La bataille de Paris à paraître fin août. Et nous serons suivis par Robledo et Tolenado, le duo de Ken Games, pour un splendide Opération Félix, à paraître en octobre.
Après Sept, Le casse et La grande évasion, existe-t-il un autre projet du même type ?
Rien n'est prévu pour l'instant. J'ai une série sur laquelle nous travaillons depuis un bon moment, prévue pour 2014, mais qui sera différente car tous les albums sont écrits par le même scénariste et s'articulent plus autour d'un sujet que d'un simple thème. Mais, pour la suite, rien sur ce principe de "un thème : une série". J'estime que le temps est venu de chercher ailleurs, de trouver d'autres voies, d'autant que si mes informations sont bonnes, le modèle mis en place par 7, c'est à dire "un thème et X duos d'auteurs faisant chacun un one shot" a donné naissance à un nombre de projets extrêmement important chez la majorité des éditeurs, qui vont donc nous en abreuver dans les mois et années qui viennent... Et, probablement, entraîner une aussi prévisible que regrettable saturation.
Le moment est donc clairement venu d'essayer de défricher d'autres terrains de jeu...
Retrouvez les pitch et les dates de sortie de tous les albums de la série sur le site Delcourt
Propos recueillis par L.Cirade et L. Gianati