Wilhem Pelosi sera finalement le dernier… Conçue au départ pour une vingtaine de tomes, Immergés s’arrête malheureusement au troisième. Pourtant, de nombreux atouts laissaient à penser que la série avait tout pour réussir : le concept d’une « micro-société » évoluant dans un sous-marin à l’époque du IIIe Reich, chaque album étant destiné à raconter le point de vue de l’un des 19 personnages, un dessin magistral et inventif pour plonger le lecteur à l’intérieur du submersible. Hélas, qualité et succès ne vont pas toujours de pair. Pour se consoler et en attendant (on peut toujours rêver) un éventuel repreneur, rencontre avec Nicolas Juncker qui revient sur cette brève mais riche aventure.
Immergés comporte 19 personnages qui correspondent à 19 tomes potentiels... Ce nombre est-il le fruit du hasard ou a-t-il une signification particulière ?
Euuuuh... non. J'en voulais vingt, au début (j'aime bien les comptes ronds), dix-neuf sont nés rapidement, j'étais heureux, j'ai fait une pause, et depuis je n'ai jamais trouvé le vingtième.
Comment avez-vous choisi l’ordre dans lequel les personnages deviennent les « héros » des tomes constituant la série ?
De manière plus ou moins aléatoire... en fonction de mes envies, surtout. Pulst me paraissait évident pour le premier tome, il relie 14-18 à 39-45, et son aigreur me permettait de dresser rapidement un tableau amical de l'ensemble des personnages. Pour le 2e, il me semblait évident de partir en sens inverse, avec un garçon très jeune. Et comme l'histoire du pasteur Niemöller me tenait particulièrement à cœur, je n'ai pas hésité longtemps. Enfin, il était prévu que j'entre dans la Seconde Guerre Mondiale pour le 3e opus, avec l'histoire du Laconia : le demi-italien Pelosi était idéal.
Le thème du premier diptyque tourne autour de la dénonciation sous le IIIème Reich. Est-ce aussi pour montrer que la justice, au sens où on l'entend habituellement, n'a pas sa place dans l'armée qui applique ses propres codes de morale ?
Dans l'armée, sans doute, mais surtout dans l'armée allemande pendant le IIIe Reich, et encore plus dans une boîte de conserve au sein de l'armée allemande pendant le IIIe Reich ! Je me garderai bien de pérorer sur des concepts de justice ou de morale, c'était ici une manière comme une autre de montrer que l'armée (que l'on a trop souvent présentée comme indépendante du nazisme, constituée d'hommes qui ne faisaient que leur travail de "défenseurs de la patrie") était parfaitement imbriquée dans le tissu politique, social et moral qui constituait le IIIe Reich, que ce soit dans le cas d'une dénonciation "négative" (le premier tome, contre le socialiste Hechler) ou "positive" (dans le deuxième tome, Kusch essayant d'aider Lehmann).
Était-ce important, pour vous, d’asseoir votre récit sur des faits historiques, comme le naufrage du Laconia évoqué dans le troisième tome ?
Oui, bien sûr, que ce soit pour Niemöller ou le Laconia. C'est une manière de relater des épisodes peu connus du IIIe Reich ou de la Deuxième Guerre Mondiale, tout en installant la série sur un socle "historique" solide... même si la fiction a aussi sa part, dans le premier tome comme le quatrième (s'il avait vu le jour).
En règle générale, cela dépend des albums...
Le Front et
D'Artagnan n'étaient assis sur aucune source historique sérieuse (ce n'était pas le sujet pour
Le Front, sans même en parler dans une adaptation d'un roman d'Alexandre Dumas !). En revanche, pour
Malet comme
Immergés, c'est le souci d'exactitude historique qui donne du poids au récit. Comment crédibiliser une peinture un tant soit peu originale de l'adhésion du peuple allemand au nazisme, si la toile de fond est complètement farfelue ?
Dans la biographie "Doenitz et la guerre des U-boot", il est dit que l’avion qui a bombardé les civils aurait désobéi aux ordres. Est-ce cela que vous avez voulu mettre en scène par le double passage du B24 ?
Non, il ne s'agit que de respecter les témoignages des survivants (le B24 a-t-il essayé de joindre Freetown après son premier vol, sans succès ? Aurait-il décidé d'agir sans ordre ? Est-il "tombé" sur l'U156 par hasard ? Calcul ? Erreur ?). Je ne me souviens plus de ce que Padfield en dit (mon livre et les notes attenantes se sont perdus dans des cartons de déménagement), mais les circonstances de ce bombardement restent assez floues : ce n'est qu'en 1959, et après nombre de courriers de Léonce Peillard, que l'USAF a admis qu'un Liberator américain avait bien survolé (il n'est pas question de bombardement) la zone de l'U156 (ils niaient auparavant toute existence d'un tel avion, qu'ils disaient appartenir à la RAF). Il semble qu'aucun rapport n'ait été fait. Notons que les pilotes, s'ils n'ont pas été prévenus du message de l'U156, ne pouvaient comprendre de quoi il s'agissait (une croix rouge ne protégeait personne, peut-être étaient-ce des blessés allemands ; quant au morse n'en parlons pas : les pilotes américains n'y comprenaient rien, de toutes façons).
Les officiers allemands ont-ils vraiment averti les anglais, les laissant décider de la place des victimes civiles dans un acte de guerre ?
Oui, oui : Hartenstein, qui commandait l'U156, a pris la décision d'envoyer un message sur grandes ondes, en anglais, afin d'expliquer ce qui se passait. Il a pris cette initiative seul, sans prévenir l'amirauté, qui n'a pas franchement apprécié la chose (sans parler du Führer)...
Quelles ont été vos sources de documentation pour ce troisième tome ?
La plupart provient du livre "l'Affaire du Laconia", de Léonce Peillard, Robert Laffont 1961. Le sous-marin qui a vécu l'histoire de mon équipage (le vrai, je veux dire) était l'U156. L'insigne "tête de loup" vient de l'U1007 (forcément, avec un capitaine qui s'appelle Wolfgang…). L’U505, que l'on peut visiter à Chicago, u-boote de type IX C, m'a servi de modèle pour le sous-marin de mon équipage à cette période de leur histoire. Koïnsky de Pratt, pseudo-agent secret que j'ai transformé en garde-chiourme, est le Polonais qui apparait pages 30-31 de l'album (mais je dessine tellement mal qu'à coup sûr personne le reconnaitra).
En raison des circonstances, le troisième tome comporte beaucoup de scènes se déroulant à l’extérieur du sous-marin. Pendant ces quatre jours, le ciel est immaculé avec un soleil magnifique. Est-ce pour accentuer le contraste avec la promiscuité et la quasi obscurité de l’intérieur ?
Pas vraiment... l'histoire se déroule au large des côtes africaines au mois de septembre, sous un soleil de plomb comme le montrent les photographies prises lors de l'évènement, c'est tout.
Et l’arrivée à Lorient coïncide avec le retour de la pluie. Vous n’allez pas vous faire que des amis en Bretagne… (sourire)
Des amis en Bretagne ? Pour quoi faire ?
Comment avez-vous abordé graphiquement Immergés ? (succession de petites cases pour renforcer la sensation d’étouffement, onomatopées gigantesques pour accentuer le boucan à l’intérieur du sous-marin…)
Les "trucs" narratifs pour rendre au mieux l'oppression à bord me sont venus ensemble, et très rapidement : gaufrier de petites cases carrées, bordées d'épais traits noirs, cadrages serrés, roulis de case en case, onomatopées omniprésentes pour le vacarme des moteurs, encrage épais et baveux, lavis colorisé par ordinateur pour conserver un fond grisâtre...
À quel moment avez-vous appris que le troisième tome serait le dernier ?
Il y a déjà longtemps, quelques mois après la sortie du premier tome dont les chiffres de vente étaient bien en dessous de ce qu'on escomptait, Frédéric Mangé (éditeur de [Treize étrange]) m'informait qu'il serait difficile d'aller jusqu'au 19e tome prévu... Le 2e était déjà en route, et il voulait aller au moins jusqu'au 3e, en espérant que les ventes du 2e évoluent...ce qui ne fut pas le cas, malheureusement. J'ai donc été prévenu largement à l'avance, et de toutes façons les choses étaient claires dès que nous avons abordé le projet
Immergés, dont l'ampleur nécessitait un minimum de succès critique et surtout commercial.
Si vous aviez su dès le départ que la série ne comprendrait que trois tomes, comment l’auriez-vous abordée ? Avec les mêmes personnages, à la même époque… ?
Je n'aurai pas fait ce projet, tout simplement... ce qui était important dans
Immergés, c'était aussi son déroulement au long cours, retraçant l'histoire de l'Allemagne de 1918 à 1945.
Que s'est-il réellement passé dans la séquence flash-back en noir et blanc dont on a des bribes dans les deux premiers tomes ?
C'est un évènement méconnu, dont on peut retrouver la trace dans Wikipédia : un officier sous-marinier a froidement abattu un garçon de café qui lui avait servi une saucisse avariée dans une brasserie du centre de Kiel le 8 mars 1936.
Puisque la série s’arrête, pouvez-vous nous dire quels étaient les prochains thèmes que vous comptiez aborder et avec quels personnages ?
Le quatrième tome devait aborder les liens contradictoires entre pègre et nazisme, entre fin 35 et printemps 36, un polar "noir" avec Walter Kaeding comme narrateur. C'était l'occasion de présenter l'équipage à sa naissance. Vous avez échappé à un tome qui se serait déroulé presque entièrement à quai, sans gaufrier de cases carrées étouffantes...
Le cinquième tome devait être un peu particulier, avec Helmut Schmoeckel comme narrateur : les tomes 5, 10 et 15 sortaient de la continuité narrative de la série et abordaient, via les trois "sbires" du capitaine (Schmoeckel, Eick, Thurmann) l'histoire de l'Allemagne depuis 1918, avec moult éclaircissements sur l'histoire de l'équipage, et surtout de son capitaine (pour qui je réservais évidemment les tomes 19 et 20, car j'aime bien les comptes ronds, je crois l'avoir déjà dit).
En revanche, pour les tomes ultérieurs, si je savais déjà quel thème correspondait à quel narrateur et à quel scénario, je n'avais pas encore d'idée précise quant à l'ordre dans lequel je les aurai amenés.
L’arrêt d’Immergés vous incite-t-il à revenir sur l’écriture de one-shots ou avez-vous d’autres projets de série ?
Plusieurs projets sont en cours, des one-shot comme des séries, en tant que scénariste ou auteur à part entière. Le plus abouti pour l'instant est un diptyque traitant de Marie Stuart et Elisabeth Ière d'Angleterre... de quoi enfin arrêter de lire des livres déprimants sur le IIIe Reich pendant au moins quelques mois. Et c'est bien.