BDGest' : D'où vient Lincoln ?
Olivier Jouvray : D'une envie de faire du western, de raconter des conneries pour faire rire, de critiquer les américains. Comme Lincoln est le héros du livre et qu'un héros est forcément confronté au choix entre le bien et le mal, on en profite pour tailler un costard à la morale judéo-chrétienne.
BDGest' : Quand on écrit une série comme Lincoln, sur quelles références se base-t-on ? Des westerns, des graphismes particuliers ?
Olivier Jouvray : Tout ce qui peut me passer par la tête mais rien n'est vraiment défini... C'est parfois après avoir écrit le scénario que je me rend compte de ce qui a pu me donner des
Ze Jouvray Familly
idées, au moins en partie... Mais il n'y a pas de référence précise, ce sont des petits bouts de plein de choses.
Jérôme Jouvray : Pour le dessin, j'ai regardé quelques BD et quelques films, pour piquer des idées de décors... on a trouvé pas mal de photos de New York sur le net aussi... La référence qui vient le plus souvent c'est Sergio Léone...
BDGest' : Lincoln est un western "à l'envers". Dans le tome 3, le "cow-boy" va d'Ouest en Est, ce qui est suffisamment rare pour être noté. Qu'avez-vous souhaité montrer par cette entorse aux habitudes du western ?
Olivier Jouvray : Je n'y a absolument pas réfléchi, ce sont certains lecteurs qui ont pu me le faire remarquer donc je n'ai rien voulu montrer ! Le chemin vers l'ouest est pour moi une aventure de pionniers, mais là dans les années 1900 - 1910, les pionniers c'est terminé, ils sont arrivés au bout du pays les cow-boys alors logiquement, ils font demi- tour.
BDGest' : L'humour de Lincoln est presque totalement au second degré. Comment savez-vous à l'écriture qu'une séquence fonctionnera ? Avez- vous des réactions du public par rapport à ça ?
Olivier Jouvray : Mon premier public, c'est moi. Si j'arrive à me faire rire, je pense que c'est pas mal. Après j'ai un peu la honte parce que je pense que tout ça manque un peu d'humilité, alors je montre la super vanne que je viens d'imaginer à mon frère qui me regarde l'air gêné et me lance un "ouais ouais... euh..." ce qui veut dire en langage Jouvray "Ha ha ! c'est quoi cette merde ?" alors ma tête ayant bien dégonflé d'un coup, je recommence jusqu'à ce qu'il se marre... Je fais aussi lire le scénario à ma femme qui ne laisse rien passer, elle me dit "ça c'est pas très drôle" ou bien "ça c'est drôle" avec à peu près la même expression de visage, impressionnant ! et Anne- Claire m'engueule parce que je ne fais que des histoires de cons vulgaires qui se mettent sur la gueule à longueur d'album !
Jérôme Jouvray : C'est vrai que c'est le boulot d'Olivier de trouver les trucs drôles... Après c'est à moi de bien les dessiner, souvent il me fait retravailler une case ou une mise en scène pour aller un peu plus vers ce qu'il imaginait... Il me pousse souvent à aller vers quelque-chose de plus caricaturo-comique, ce que je n'ose pas forcément du premier coup...
Anne-Claire Jouvray : oui , je l'avoue , ça ne me fais pas beaucoup rire, mais de manière générale , je suis un très mauvais public en matière d'humour .
BDGest' : Lincoln est prévu en un nombre incalculable de tomes, "tant que l'envie sera là". N'avez-vous pas peur de perdre toute envie de faire d'autres séries ?
Olivier Jouvray : Non heureusement j'arrive bien à laisser une histoire de coté pour travailler sur une autre.
Jérôme Jouvray : On en est tous là, on passe d'un univers à l'autre avec plaisir...
Anne-Claire Jouvray : c'est justement le fait de faire plein d'autres choses à coté qui nous donne le plaisir de retrouver certains héros, certains univers une fois par an !
BDGest' : Si l'envie se perd, y'aura-t-il une vraie fin ?
Olivier Jouvray : oui et non, il y aura forcément un tome qui dira clairement que c'est le dernier mais à moins de faire mourir tout le monde, on pourrait toujours imaginer une suite... Et puis trouver comment faire disparaître Dieu et le Diable, c'est pas simple !
Jérôme Jouvray : Il y a un tas d'exemples d'histoires qui ont eu des suites alors que tout le monde croyait que c'était fini... On appelle ça des cycles maintenant, c'est plus facile à justifier... Pas mal de lecteurs ont cru que le tome 3 était le dernier de la série... On nous a même reproché la fin du trois qui n'était pas terrible pour une fin de cycle.
Anne-Claire Jouvray : la fin des fins, dans un bain de sang rouge, vermillon, cyan, carmin....... le bonheur coloré!!!!!
BDGest' : Lincoln est immortel ; le diable peut le transporter n'importe où. Avez-vous l'intention de le faire voyager dans l'espace et le temps ?
Olivier Jouvray : Je n'ai aucune intention particulière pour la suite puisque je ne la connais pas, mais je n'ai pas du tout envie de partir dans une direction "fantastique". L'immortalité me donne des facilités d'écriture et des possibilités de gags mais ne deviendra pas le sujet central de cette histoire.
Jérôme Jouvray : Une des idées de départ était qu'on pouvait facilement avancer dans le XXème siècle, que le personnage pouvait participer, de près ou de loin, aux grands événements, sans pour autant faire du forest gump.
BDGest' : Olivier, vous travaillez sur Camilo avec Jean-Jacques Sanchez. Jérôme, vous, c'est La Région, avec Denis Roland. Par rapport à ces deux séries, Lincoln a été tout de suite très bien accueilli par le public, sans toutefois bénéficier d'une campagne de promotion ou d'un éditeur plus importants. Pensez-vous que le travail entre frères permet une plus grande osmose, et que le public le sent?
Olivier Jouvray : C'est possible effectivement. C'est toujours difficile d'expliquer un succès mais le fait qu'on travaille ensemble, qu'on aie les mêmes références et à peu près les mêmes goûts en matière d'humour, ça aide. Je pense surtout que ce qui fonctionne bien entre nous, c'est que Jérôme parvient toujours à représenter exactement ce que j'ai en tête. Et si je n'ai rien en tête, ce qu'il imagine me convient toujours alors c'est chouette... On se regarde tendrement, on se dit "Ho ho qu'est-ce qu'on est bons hein ?" et dans la pièce d'à coté on entend Anne-Claire qui nous gueule dessus parce qu'on se prend vraiment pas pour de la merde... Et on se remet au boulot..
Jérôme Jouvray : En tout cas, d'un point de vue médiatique, ça plaît qu'on soit tous les trois de la même famille...
Anne-Claire Jouvray : ah , les garçons !!!!!
BDGest' : Le travail en équipe est réputé difficile. Est-ce que le fait de faire ce projet en famille vous a aidés ?
Olivier Jouvray : Les sujets de discorde ne sont pas les mêmes qu'avec quelqu'un d'autre mais il faut savoir les gérer de la même façon. Avec Jérôme on sait qu'on peut s'engueuler un peu mais comme on est frères et qu'on a envie de le rester, on calme vite le jeu ! On a pris le temps d'apprendre à vivre ensemble en fait.
Jérôme Jouvray : Comme Olivier le disait plus haut, on a un peu les mêmes références, les mêmes goûts, tout simplement un peu le même bagage culturel... ça aide, oui...
Anne-Claire Jouvray : N'étant pas une vraie jouvray mais une pièce rapportée, je trouve que je n'en sort pas mal entre ces 2 zozos ! Je les laisse travailler en fait , je n'arrive qu'a la fin et je donne rarement mon avis ! De toutes façons les garçons ça joue pas avec les filles ! Et puis depuis quand l'avis d'une coloriste est autorisé ?????
BDGest' : Vous avez reçu le prix de la bande dessinée chrétienne internationale pour un album et une série très largement iconoclastes. Quelle a été votre première réaction ?
Olivier Jouvray : D'abord j'ai cru à une blague et ensuite ça m'a un peu agacé. J'avais l'impression qu'on tamponnait mon livre "conforme à notre idéologie" sans me demander mon avis ! Après, j'ai pris le temps de rencontrer les personnes qui avaient décidé de nous donner ce prix et comme c'étaient des gens intelligents et ouverts d'esprit, j'ai rangé mes flingues !
Jérôme Jouvray : On nous a demandé si on l'acceptait... Il est arrivé que d'autres le refusent... En tout cas, c'était une drôle d'expérience. Nous avons dédicacé dans l'église et la cathédrale d'Angoulême, avec un public très différent de celui que nous avions l'habitude de voir.
Anne-Claire Jouvray : "plus prés de toi mon dieu, plus prés de tooooooiiiiiii !"
BDGest' : La création du Tirage de Tête du tome 3 a-t-elle demandé un travail spécifique ? Allez vous renouveler cette expérience ?
Olivier Jouvray : Nous voulions un chouette bouquin avec beaucoup de choses rajoutées et pas seulement la version noir et blanc ou crayonnée du livre. On a rajouté 16 pages d'infos, d'explications sur notre travail et nous avons pris le temps de commenter ensuite chaque page de l'album. Il a été conçu comme un DVD avec ses bonus en fait.
Jérôme Jouvray : Nous avons fait, en collaboration avec la librairie expérience, le bouquin que nous avions envie de voir dans nos bibliothèques... Un bouquin qui parle de cuisine, de bricolage... Peut- être qu'un jour il y aura un autre livre dans ce genre, mais pas dans l'immédiat...
Anne-Claire Jouvray : je trouve que c'est un très beau bouquin , je ne suis pas collectionneuse dans l'âme, ni fan, mais là je me suis rendue compte de ce que pouvait représenter un objet comme ça !
C'est un peu le dessous de l'affaire qui se dévoile, une petite curiosité, et surtout un beau choix de matériaux, le plaisir des yeux et du toucher aussi .
BDGest' : Vous travaillez tous les trois en atelier avec Guillaume Martinez et Efix. Comment fonctionnez-vous ? Est-ce une source d'inspiration, le moyen d'avoir un deuxième oeil sur son travail ?
Olivier Jouvray : Le travail en atelier est indispensable pour moi. J'ai besoin d'avis extérieurs qui m'aident à prendre du recul, de moments de détente, de petites bouffes au petit resto du coin entre copains etc. Faites-moi bosser seul dans un environnement calme et je deviens dingo ou dépressif... Je tiens quand même à faire une petite dédicace à Guillaume Martinez qui a quitté notre atelier pour s'expatrier à Grenoble et qui nous manquera beaucoup (surtout pour nous faire rire, parce que pour ce qui est de faire la vaisselle, il ne manquera à personne)
Jérôme Jouvray : On discute beaucoup effectivement, on se montre nos Planches on progresse tous... c'est un vrai plaisir que de voir le travail des autres évoluer, de voir les projets se concrétiser. Pour moi aussi c'est indispensable. Il m'est arrivé plusieurs fois de me retrouver seul à l'atelier et je glande beaucoup plus....
Anne-Claire Jouvray : Moi je suis plutôt de mon coté, je suis dans la chambre, j'ai l'avantage de pouvoir m'isoler, et je montre le bout de mon nez quand j'entend rigoler ! Je ne donne pas souvent mon avis sur le travail des autres, mais c'est vrai qu'il y a une sacré émulation a travailler tous ensemble, je ne concevais pas de rester chez moi, isolée ..... en pyjama et les cheveux gras !
Le gros problème c'est que les garçons ne font pas la vaisselle, ni le ménage !
Interview réalisée par Nina Stavisky