ENTRETIEN AVEC JEAN-LUC ISTIN
Imaginiez-vous en 2013, avec la sortie du premier tome de Elfes, une saga de près de 80 albums, un univers protéiforme toujours en expansion et un lectorat répondant toujours présent à chaque nouvelle sortie ?
Jean-Luc Istin : Je pense que c'était difficile d’imaginer ça... Je n'ai pas vu passer ces dix années qui se sont écoulées à une vitesse folle. Il y a soudain cette première série qui se met à fonctionner, on veut l’allonger, que Elfes compte plus d'albums que les cinq prévus au départ et on priait de pouvoir faire une saison deux, puis une saison trois... Aujourd'hui, on est bien au-delà. On ne s’attendait pas à faire Nains aussi vite. Par la suite, on ne s’attendait pas non plus à ce qu’il y ait un engouement de nos lecteurs au point que ce sont eux qui nous réclament de développer Orcs & Gobelins. C’est arrivé au point où on nous demande Mages puis Les Seigneurs humains... Tout ça nous a carrément dépassés et il a fallu s’adapter presque au jour le jour à ce nouvel univers, à nos lecteurs, et puis à nos envies en parallèle.
Est-ce une façon différente d’imaginer la BD, plus généralement la création artistique, de laisser une oreille du côté des lecteurs qui ont envie de nouvelles choses, de nouvelles aventures, de nouveaux personnages ?
J.-L. I. : Oui et pour le coup on peut dire merci aux réseaux sociaux. Sans eux, nous n’aurions jamais eu d’interaction directe avec nos lecteurs sinon dans des festivals, ce qui n'est pas l’endroit le plus pratique. L'avantage ici, c’est qu’on poste quelque chose sur Facebook et on a un retour direct, on a des questions, certaines affirmations, des volontés. Je me souviens qu’au début du premier confinement, j’ai reçu une demande de marquer les lieux qui sont développés dans l’album sur la carte. Ce n’était pas fait avant et on a décidé de le faire à ce moment-là. Les lecteurs ont aussi très envie que l’on mette en place une encyclopédie qu’ils puissent avoir sous forme de papier. Cela fait plusieurs mois qu’on dit qu’on va la sortir et que David Courtois, notre « maitre de la bible », s’en occupe. C'est vrai que ce serait pas mal une belle encyclopédie avec tous les personnages recensés, les lieux, la géographie, la carte...
Le QRcode présent dans l’album donne déjà accès à tout l’univers d’Aquilon...
J.-L. I. : Un bon paquet déjà oui ! Mais ce n’est pas autant que sous une forme papier. J’ai la chance d’avoir « la bible » et c’est déjà un énorme pavé même si elle date d’il y a déjà un an. On a encore innové depuis avec les sorties d'un certain nombre d’albums, il y a de nouvelles données qui viennent s’inscrire dans la bible.
Les Terres d’Ogon, c'est une envie de lecteurs ou c'est vous qui souhaitiez aller explorer les légendes africaines ?
J.-L. I. : C’est tout ça, mais dans un autre ordre. Avant même de penser à développer une fantasy africaine dans l’univers des Terres d’Arran du Monde d’Aquilon, je souhaitais réaliser une série de fantasy africaine indépendante. Je n’avais pas imaginé au départ qu’elle serait inscrite dans l’univers des Terres d’Arran. C'est venu un peu plus tardivement de façon finalement très naturelle. On s’est demandé à quoi ça servait d’aller créer un autre univers, un autre monde, alors que finalement on pouvait juste étendre celui qui existe déjà. Il a fallu ensuite l’inscrire géographiquement, jouer sur la cartographie. De fil en aiguille, c’est comme ça qu’est apparu aussi un autre monde, une autre Terre qu’on verra plus tard, les Terres d’Ynuma à tendance asiatique. Finalement, on aura un coté européen avec les Terres d’Arran, un coté africain et un coté asiatique, quelque chose qui ressemble un peu à notre monde mais complètement rafistolé. On souhaitait également faire une fantasy différente. On voit en Tolkien un des grands maitres de la fantasy qui s’est surtout inspiré de l'Europe pour trouver des races, des personnages. Pour les Chevaliers du Rohan par exemple, on a des châteaux des Rohan en Bretagne donc on sait bien que ça a existé et il s’en est inspiré pour créer quelque chose de magnifié, de différent. On a fait pareil avec les Terres d’Arran et on s’est dit pourquoi pas faire quelque chose de semblable mais en partant de l’Afrique, d’où Les Terres d’Ogon.
Contrairement aux Terres d’Arran avec les séries Elfes, Nains , Orcs & Gobelins..., c'est ici le lieu, Les Terres d'Ogon, qui donne le nom à la série…
J.-L. I. : On s’est beaucoup posé la question avec Nicolas Jarry et David Courtois. On se demandait comment nommer celle-ci, peut-être Guerriers-sorciers et on a trouvé que ça n’avait pas de sens. On s’est aussi dit qu'on risquait de se retrouver avec de multiples séries dans cet univers très compliquées à suivre et que ça aurait pu devenir indigeste pour le lecteur. On a choisi d'explorer cette Terre simplement en lui donnant son nom. En partant des Terres d’Ogon, on peut explorer toutes les races indifféremment, on peut avoir un tome un qui parle d’un Kulu qui est confronté à des Togs et ensuite on aura des blancs-visages, une tribu plus au sud, puis des sorciers... Ainsi, on n’a pas de limites, on peut développer l’endroit qu’on souhaite dans les Terres d’Ogon de façon plus intéressante et prendre beaucoup de plaisir à l’écriture.
En supprimant l'apostrophe de "d’Ogon", on pense assez vite au peuple malien...
J.-L. I. : C’est surtout l’histoire de ces peuples, la façon dont sont habillées les tribus diverses qui inspirent beaucoup au niveau graphique. On est comme une éponge, on reçoit et ensuite on replace tout ça d’une autre manière en utilisant l’essence africaine.
En décembre est sorti le tome 34 de Elfes qui s’intitule La Voie des Zul Kassaï, peuple que l'on retrouve aussi dans le premier tome des Terres d’Ogon...J.-L. I. : Ce n’est pas un hasard. Il y a juste un petit décalage dans le temps qui n’est pas très heureux. J’aurais préféré que le Elfes tome 34 sorte un petit peu avant Les Terres d’Ogon tome 1 pour que la passerelle soit complète. En fait, Terres d’Ogon spoile un peu le Elfes tome 34 et il vaut mieux lire Elfes 29, Elfes 34 et ensuite attaquer Terres d’Ogon tome 1 pour que tout soit parfait. Mais rien n’est parfait, vous savez, le hasard des calendriers parfois… Il y a des retards sur des couleurs, des retards sur le dessin ou autre, ce qui fait que le planning explose et on arrive avec des sorties décalées.
Comment imaginez-vous le casting de peuples et de races qui s'insèrent dans ces nouvelles histoires ?J.-L. I. : J’ai fait la carte des Terres d’Ogon en amont, j’ai imaginé chaque pays, chaque territoire. À partir de là, j’ai aussi imaginé le nom des peuples qui y habitent, leurs spécificités, les peuples magiques aussi parce que je me suis dit qu’il pouvait y avoir des Elfes, des Nains et des Orques mais un peu différents, décalés par rapport à ceux des Terres d’Arran. Puis, je me suis tourné vers Kyko Duarte et je lui ai demandé de me donner un visage, une apparence à toutes ces choses, aux villes, aux temples, aux personnages, aux créatures, de façon à ce que l’ensemble ait un coté très attractif. C’est seulement à partir de là qu’on a imaginé quel album on pourrait faire. J’ai ainsi imaginé quatre endroits que j’avais envie de développer et qui donneraient les quatre albums en question. Je me suis ensuite adressé à Nicolas Jarry et Olivier Peru pour les scénariser et ensuite on a contacté les dessinateurs. Kyko était forcément désigné pour le tome 1 puisqu’il avait déjà créé la « bible visuelle » des Terres d’Ogon. Ensuite, pour le tome 2 Alex Sierra adore aussi la fantasy de type africaine et il était tout désigné. Pour Bertrand Benoît, ça tombait aussi logiquement. On a un petit nouveau dans l’univers qui s’appelle Vax et qui a accepté de jouer le jeu et de s’attaquer à une version un peu plus égyptienne qui se situe plus à l’est des Terres d’Ogon.
Vous parliez de Kyko Duarte, c’est aussi celui qui a dessiné le premier tome de Elfes...J.-L. I. : Il avait aussi dessiné le premier tome de Mages. Avec Kyko, on fait souvent des premiers tomes (rires). Heureusement, on fait aussi des suites, comme Elfes 6, 11, 16... Ça arrive souvent qu’on commence ensemble. C’est une vieille histoire avec Kiko, presqu'une histoire d'amitié. Au-delà du travail, on s’entend parfaitement, on a à peu près la même sensibilité. J’adore son graphisme, je lui dis souvent que j’aimerais dessiner comme lui. A priori, il ressent bien les émotions que j’essaye de faire passer à travers mes histoires. Donc on s’entend vraiment très bien, parfaitement même !
Lorsqu’il y a une longévité comme la vôtre entre un scénariste et un dessinateur, la façon de travailler change-t-elle avec le temps ? Parvenez-vous encore à vous surprendre ?J.-L. I. : C’est rare que Kyko ne me bluffe pas. Quand je reçois le storyboard, je suis souvent abasourdi. Je trouve incroyable de lui donner un script en français, alors qu'il est espagnol, et qu'il arrive à capter toutes les émotions, la manière dont il faut le mieux possible raconter la scène que je développe à ce moment-là. À chaque fois, je suis bluffé parce que je suis dessinateur et je m’attends toujours à une idée de ce qui va arriver mais, malgré tout, il arrive à aller au-delà. Et je ne parle même pas du graphisme à la fin ! Quand je vois la bataille à la fin des Terres d’Ogon, celle qui oppose les Zul Kassaï et les Togs, je suis devenu fou quand je l'ai vu arriver sur mon PC… Quand les gorilles donnent un coup, on en vient à le ressentir, c’est incroyable. Si j’avais dessiné la même scène, j’aurais eu du mal à faire vivre les personnages. Il a beaucoup évolué depuis Elfes tome 1, il suffit de le regarder, les deux existent en noir et blanc. Il a évolué et en plus il est rapide ! Il dessine beaucoup de planches par mois, il fait en même temps le storyboard pour deux albums, Les Guerres d’Arran tome 2 et tome 3. Juste avant, il avait fait Conquêtes tome 9 qui est sorti il n’y a pas longtemps.
L’histoire d’un gamin de quatorze ans qui perd toute sa famille et qui veut se venger, ce sont des ingrédients, certes classiques, mais qui fonctionnent toujours à coup sûr ?J.-L. I. : On pourrait dire que c’est simplement une histoire de vengeance mais des histoires de vengeances il y en a un max dans le cinéma, dans les romans et c’est toujours assez jouissif. Si je suis parti là-dessus, c’est parce que je n’avais pas une idée complète de l’histoire quand j’ai commencé. Je l’ai démarrée par la scène du massacre de cette famille et tout s’est ensuite dessiné dans ma caboche pour imaginer et tisser le reste. C'était important pour que ça donne une signification, un sens, au reste.
Les consonnances des noms de lieux sont-elles importantes pour que le lecteur puisse y retrouver un terrain familier ?J.-L. I. : C’est super important qu’une fantasy de ce type-là donne une résonance, un miroir déformé de la réalité. Comme je le disais plus tôt, c’est ce qu’on voit chez Tolkien. Dans Les Terres d’Arran, Arran est une ile écossaise sur laquelle on boit un très bon whisky. Si vous regardez la carte, vous verrez aussi des lieux, des endroits, qui rappellent des endroits d’Europe ou même des endroits des Etats-Unis parfois.
Quand on se rend sur le site grâce au QRcode, on y trouve des descriptions très détaillées voire littéraires. Avez-vous déjà imaginé écrire un roman, non pas pour remplacer la BD, mais en complément ou en récit inédit ?J.-L. I. : Il y a eu des envies, même une tentative d’ailleurs, mais nous n’avons pas réussi à trouver l’axe pour le développer. Maintenant ça fait trop longtemps. On a des romanciers dans l’équipe comme Olivier Peru et Nicolas Jarry. L’axe du roman n’est pas simple car si vous regardez chez d’autres éditeurs vous allez tomber sur Orcs de Stan Nicholls, Nains de Markus Heitz et Elfes de Bernhard Hennen tous édités chez Bragelonne. L’axe commercial et l’approche sont très compliquées. Est-ce qu’on reprend les BD et on les surenchéries ou est-ce qu'on développe carrément de nouvelles histoires ? On s’est posé toutes ces questions et, au final, on n’a pas trouvé les bonnes réponses, on n’a jamais développé.
Pourtant, les pages de garde des Terres d'Ogon avec la carte du monde d'Aquilon font immédiatement penser à un roman de fantasy...J.-L. I. : Quand on a développé Elfes, on s’est dit qu’on allait penser ça effectivement en rapport avec le roman. On s’est imprégné de tous les segments qui ont un rapport avec la fantasy, on a pensé au roman et on a pensé également au jeu de rôles. Dans les deux cas, il y a des cartes et des façons de placer les personnages.
Quel regard portez-vous sur la fantasy aujourd'hui ? Le lectorat a-t-il changé depuis 20 ou 30 ans ?J.-L. I. : Quand j'étais un peu plus jeune, la fantasy n'était finalement qu'une grosse quête. Encore une fois, ça vient surement de Tolkien avec la quête de l’anneau mais on a également La Quête de l’oiseau du temps, et plein d’autres. J’ai l’impression qu’une fantasy se résumait à ça : il manque quelque chose, on va essayer de le récupérer, on va changer le monde. D’ailleurs, c'était cela qui ne m’intéressait pas en fantasy et qui a fait que j’y allais à reculons au départ pour faire de la fantasy en bande dessinée. À force d’y penser et de côtoyer des gens qui aiment la fantasy, je me suis aperçu qu’on pouvait avoir un autre axe et rapprocher la fantasy de plus en plus de nos propres préoccupations et d’axer ça sur le coté humain. C’est comme ça que l’idée du développement du tome 1 de Nains est apparu, une histoire familiale entre un père et son fils qui le rejette parce qu’il ne s’insère pas bien dans la société. C’est au moment de l’adolescence et ça le pousse à faire des conneries malgré son amour pour son père. Cette manière de placer l’humain dans des séries de fantasy a permis au lecteur, comme à l’écrivain, de retrouver quelque chose de plus personnel, de plus profond, et de pouvoir raconter de vraies histoires avec de vrais enjeux qui ressemblent finalement aux enjeux qu’on vit de nos jours. Bien sûr, on ne va pas prendre une hache et taper sur tout le monde dans la vraie vie(rires), on n’en est pas là. Mais l’idée de se réconcilier avec son père avant qu’il ne meure parle à beaucoup de gens. C’est peut-être pour ça aussi que qu’on capte de plus en plus un lectorat féminin, ce qu’on n’avait pas du tout au démarrage. Je sais que, dans le roman, il y a énormément de femmes qui en lisent maintenant et nous, en BD, on arrive tranquillement à dépasser les 20% de lectorat. Je pense qu’on est en pleine ascension.
L'absence de quête permet-elle justement de sortir des albums qui peuvent tous se lire de façon indépendante ?J.-L. I. : La mauvaise nouvelle, c’est qu’il n’y a pas de fin possible (rires), sauf si je fais tout exploser. L’univers peut s’écrouler, avec une bonne météorite… La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a pas de quêtes. Nos lecteurs disaient que parfois c'était dommage d’avoir trop de one-shot les uns derrière les autres et de ne pas développer plus les personnages qu’ils ont aimés. Ils ont très vite réclamé un cross-over et c’est pour ça qu’à partir de l’année prochaine, pour les dix ans de Elfes, en mars 2023, sortira Les Guerres d’Arran tome 1 qui sera le début d’un cross-over en six tomes où se réunissent les plus grands héros des Terres d’Arran à travers une guerre qui confronte les anciennes races aux humains. En parallèle, les séries Orcs & Gobelins et Mages sortiront en même temps et seront labellisées « extinction » comme Les Guerres d’Arran . On imagine bien que la fin ne va pas toujours être heureuse, le mot « extinction » dit tout. On aura ces trois séries ensemble en 2023 et 2024 qui vont développer ce grand cross-over et, enfin, tout le monde pourra voir ses personnages préférés se lier les uns les autres, combattre ensemble, peut-être mourir ou survivre, on verra.
Pour Les Terres d’Ogon, un nouveau tome sort en janvier 2023...J.-L. I. : Exactement, et les deux autres tomes à trois mois les uns derrière les autres. On aura les quatre tomes complets en 2023. La question suivante est : « est-ce qu’il y aura une deuxième saison ? » c’est ça (rires) ? La réponse est : probablement. En tous cas, le tome 1 a eu un bel accueil et donc, normalement, on pourra continuer. Si on fait une deuxième saison, c’est qu’on veut une qualité équivalente à la première. Cette dernière est vraiment très belle à tous niveaux. Le graphisme est incroyable, les quatre dessinateurs sont vraiment de grands dessinateurs, et si on fait une deuxième saison on ne veut pas moins bien. Ça prendra plus de temps que pour Elfes dont les tomes arrivent assez rapidement. Cette fois-ci, il nous faudra deux ou trois ans avant de voir la suite.
Dossier préparé par Laurent Gianati et Stéphane Farinaud