L
a véritable nature de la Grange Noire, autour de laquelle tout semble graviter, se révèle enfin. Il s'agit d'un portail qui donne accès à une multitude de mondes parallèles et à autant de versions de Gideon Falls. Lorsqu'il en franchit le seuil un soir de 1886, le père Burke n'imagine pas ce qui l'attend.
Gideon Falls fait partie de ces histoires qui s'articulent autour d'un mystère central qui se dévoile petit à petit. Les questions sont nombreuses et chaque réponse soulève de nouvelles interrogations. S'il est relativement facile d'accrocher le lecteur avec ce genre d'amorce, il est par contre extrêmement difficile de maintenir la tension sur le long terme. Tout est question d'équilibre. Il faut conserver cette part d'inexplicable et distiller les révélations à la bonne cadence pour préserver l'intérêt sans tomber dans la facilité.
Chemin de croix permet aux auteurs de fournir de nombreux éléments de réponses, tout en lançant de nouvelles pistes. Le fil narratif mis en place par Jeff Lemire se révèle très astucieux, délaissant dans un premier temps le père Fred et Norton Sinclair pour enfin donner sa vraie place à un personnage à peine entr'aperçu jusque-là : le père Burke. Son périple entre plusieurs Gideon Falls permet de mieux saisir la nature de la grange et de cette inquiétante entité grimaçante qui hante ses murs.
Il faut aussi, et surtout, souligner le tour de force réalisé par Andrea Sorrentino. Ce dernier joue clairement la carte de la peur. Mais comment la générer lorsque l'image est le seul élément à disposition ? La bande dessinée n'est pas le média le plus évident pour susciter le malaise. Contrairement à la littérature, l'image fixe une iconographie qui sera toujours moins évocatrice que ce que l'esprit du lecteur peut imaginer à partir de tout son bagage conscient et inconscient. Et puisque le lecteur est maître du rythme de lecture, il n'est pas question de jouer sur les effets faciles, les bruitages ou le son. C'est par l'entremise d'une mise en page ultra-inventive que le dessinateur réussit à créer ce sentiment d'inquiétude palpable. De plus, le gimmick du sourire qui traverse l'album frise l'obsession et personnifie à merveille l'angoisse.
Comment ne pas sentir la marque de David Lynch, et plus précisément l'univers de Twin Peaks, dans cette série ? Il est fréquent que des auteurs revendiquent cette influence, souvent à mauvais escient. Il ne faut pas confondre la bizarrerie et l'absurde avec l'imaginaire de l'auteur de INLAND EMPIRE. Il existe ici une véritable filiation entre les deux univers, que ce soit dans l'intrigue, la mise en scène hallucinée ou le design de certains objets. L'hommage est diffus, suffisamment marqué pour que l'amateur le ressente, sans pour autant prendre l'ascendant sur l'histoire. Il ne s'agit pas d'un pastiche, mais bien d'une création originale.
La principale crainte pour la suite est que la progression narrative ne débouche sur une conclusion qui ne soit pas à la hauteur des promesses. Or, celles-ci sont élevées tant Gideon Falls étonne par sa virtuosité graphique et narrative. Le prochain épisode conclura l'arc en cours. Rendez-vous est pris.
Ce volume est légèrement plus dispersé que les précédents mais reste de très bonne qualité. La mise en image est toujours aussi originale et réussie. Les auteurs l'exploitent à la perfection pour accentuer le côté effrayant et déstabilisant du récit, et cela fonctionne toujours aussi bien.