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u’est-ce que le Mal ? La définition du concept est-elle la même pour tous ? Si une personne réfléchie choisit, en toute conscience, de défier la loi, est-elle coupable au même titre que le premier venu guidé par ses instincts, par exemple si un meurtre vise le bien de tous ? Bastien Loukia médite sur ces questions dans une adaptation réussie de Crime et châtiment, un des plus célèbres romans de Fiodor Dostoïevski.
L’histoire est connue. Convaincu de poser un geste noble, Rodion Romanovitch Raskolnikov s’arroge le droit d’enlever la vie à Aliona Ivanovna, une prêteuse sur gages qui abuse du pouvoir qu’elle a sur les déshérités de son quartier. Mais sitôt l’assassinat perpétré, la culpabilité le ronge. Tourmenté, il s’enfonce doucement dans la paranoïa, d’autant plus que l’enquête policière semble le cibler.
Concentrer une somme de sept cents pages en une bande dessinée en comptant cent cinquante représente un défi que l’auteur et dessinateur relève avec adresse. Réduit à son essence, le fil narratif demeure fluide et exprime les états d’âme du délinquant. La chronique prend la forme d’une vaste réflexion sur l’éthique. Au premier chef sur la légitimité d’exécuter, mais également sur la richesse et la pauvreté, lesquelles s’affirment d’ailleurs comme un leitmotiv. Faute de moyens, le protagoniste abandonne ses études, vend ses biens et vivote en attendant l’allocation maternelle. Il n’est du reste pas seul à être dominé par les finances. Sa sœur s’apprête à épouser un prétendant beaucoup plus vieux qu’elle qui lui assurera cependant un avenir prospère ; aussi, une de ses connaissances accepte que sa fille se prostitue. En fait, le lien entre le forfait et l’argent se montre omniprésent. Celui qui en manque peut être incité à commettre une infamie, celui qui en a trop risque quant à lui de profiter de sa position, ce qui constitue une faute morale pour laquelle il n’y a généralement pas de conséquences.
Le dessin d’inspiration expressionniste traduit de belle façon les psychés torturées des personnages. Les décors sont relativement peu élaborés, ce qui n’est pas véritablement problématique puisque l’artiste, privilégiant l’expressivité des visages, propose assez peu de plans d’ensemble. Les couleurs à l’aquarelle se révèlent pour leur part très jolies, peut-être un peu trop systématiquement sombres, mais c’est dans le ton de l’œuvre du Russe. À quelques reprises, l’illustrateur tranche avec son style. La scène de l’homicide est présentée en ombres, le traitement graphique d’un rêve morbide rappelle jusqu’à un certain point le travail d’Henri Matisse, la mise à mort d’un cheval évoquera quant à elle les créations du romantique Johann Heinrich Füssli. La composition est créative et parfois déconcertante, notamment les nombreuses cases asymétriques, qui n’entachent toutefois pas la lisibilité.
Il faut avoir du cran pour s’attaquer à un tel monument littéraire. Bastien Loukia est le premier bédéiste à s’y mesurer. Le résultat convainc.
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