L
e cas Dahmer semble hanter Derf Backderf depuis plus longtemps qu’il n’y parait. En effet, avant de commettre Mon ami Dahmer, bande dessinée consacrée au serial-killer du même nom qui l’a fait connaitre de ce côté-ci de l’Atlantique (prix révélation du dernier festival d’Angoulême), il a réalisé Punk rock & mobiles homes, proposé depuis février au public francophone par la maison d’édition Çà et là. Étrangement, les deux livres se font écho, des scènes en rappellent d’autres et sèment le doute sur les intentions de l'auteur. À travers ce premier album, il envisage une autre possibilité pour l’adolescent devenu le tueur de l’Ohio, une autre trajectoire, plus festive et surtout plus heureuse : il sera le « Baron ».
Élevé à la marge, dans un environnement un rien sordide, victime des brimades de ses petits camarades, le jeune Otto a pour lui un physique hors norme de grand dadais et, plus encore, une insouciance absolue, de celles qui animent ceux qui osent tout. Dans sa tête, il est le « Baron » et, pour lui, l’existence n’a pas de sens en dehors de l’instant présent ou de la connerie à venir. Pas du genre à se laisser abattre, il ne manque pas de faire feu de tout bois : "Sacré aventure, hein ? Du suspense, de l'angoisse, des flingues et une scène de cul". Vaste programme qui va s’étaler sur une année, la dernière du lycée, dans un esprit assez éloigné de celui véhiculé dans les blockbusters américains qui s’alimentent à ce râtelier. L'auteur, taquin comme il est, s'octroie d'ailleurs le plaisir de brèves incursions dans cet univers sirupeux, y lâchant son personnage qui s'ébaudit en cet environnement tel un éléphant sous amphétamines dans un magasin de porcelaine. Le trait est à l’avenant, bien plus lâché que pour le froid Dahmer : ça respire la vie et l'enthousiasme. Il y a du Bouzard et du Peter Bagge dans la manière désinhibée de narrer.
En parallèle, Derf Backderf se fait un petit plaisir en ressuscitant la mythique - pour lui - salle de concert d’Akron : The Bank. Il y invite pour l’occasion quelques pointures de la grande époque, en passant de Klaus Nomi aux Ramones pour donner le ton. Il en profite pour balancer au passage divers tacles bien sentis sur le petit monde de la musique - faut-il voir là un quelconque parallèle le microcosme de la BD ? -, conviant à la fête le critique américain Lester Bangs qui évoque « des chanteurs qui roucoulent des fadaises insipides à un troupeau de moutons hypnotisés ! » et, enfonçant le clou, affirmant que « Tout ça relève du même complot encourageant les américains à s’autolobotomiser… ». Le Baron lui propose alors, en toute simplicité, de « faire vaciller le colosse du rock conventionnel par une incartade futile ! Un acte qui n’accomplira absolument rien de concret mais emplira nos cœurs de félicité », il n'en fallait pas plus ! Grandeur de l'idiot à la mine réjouie qui trône sur la couverture, tout un programme !
Raconter de pareilles conneries, bien régressives, nécessite une certaine fraîcheur d’esprit et surtout de prendre son pied. Nul doute que ce fut le cas concernant la conception de cet album, peu de doute que ce ne soit pas le cas lors de sa lecture. Hey ho, let’s go…
Après avoir adopté Derf en lisant "Mon ami Dahmer", je me suis empressé d'acheter "Punk Rock & Mobile Homes" que la maison "ça et là" a eu la bonne idée d'éditer. Rappelons que Derf a dessiné "Punk Rock..." avant "Dahmer" Et que nous, petits français, les découvrons dans le sens inverse...
Et je n'ai pas été déçu !
On retrouve les codes (dessins, lieu, espace, temps) assez similaires à Dahmer : à savoir un ado un peu débile (mais pas tant que ça), en marge de la société et qui, naturellement, est une "attraction" pour ses potes de lycée.
Mais la comparaison s'arrête là. En tout cas pour moi. J'ai lu ici et là que les deux héros des deux œuvres seraient en fait une seule et même personne à qui Derf aurait donné une vie plus heureuse pour l'un, tandis que l'autre connaît une existence effroyable. Je suis pas forcément d'accord avec ça car Otto est un personnage fictif et Dahmer a malheureusement existé...
Otto Pizcok, donc, le héros de cette BD est un fan absolu de Punk Rock. Un physique type culturiste de deux mètres, une bagnole qu'il s'est trafiquée et dont on n'a pas envie de s'installer à l'arrière, un mobile-home pour crécher...
Bref, une vie Rock’n’roll parce qu'Otto, qui lui-même se donne le nom du "Baron" (ce personnage qu'il s'est crée et qui le rend totalement invulnérable !), est rock’n’roll !
Si on suit les conseils de l'auteur (que je n'ai pas fait) et qu'on accompagne la lecture de sa playlist, l'immersion est sans aucun doute encore plus profonde !
Bref, c'est un album Rock. Avec Ramones ou The Clash en BD pour ne citer qu'eux, Derf nous baigne littéralement dans ce qu'il y a de plus déjanté dans le punk ! A la fin de la BD, il est sympa de nous donner quelques indications sur ceux qu'il a illustrés et qui sont montés sur cette fameuse scène de The Bank.
On est au beau milieu des années 80, dans cette ville qu'est Akron et ou sévit une crise économique mais où cette musique déjantée fait du bien, beaucoup de bien à cette jeunesse américaine.
Derf est un formidable conteur, et un illustrateur atypique génial ! Cette BD est remplie de situations drôlissimes (je repense à ces deux mecs sonnant à la porte d'une prétendante, avec un simple carton sur la tête, dans le plus simple appareil, hilarant !), de références musicales qui donnent envie d'aller les écouter, d'alcool, de drogue, de Punk ! Mais surtout de personnages attachants, "Le Baron" en tête !