V
oûtés comme s’ils portaient le fardeau du monde sur les épaules, ils marchent à respectable distance l’un de l’autre, le fils derrière, traînant les pieds, les mains dans les poches, et la mère devant, semblant l’attendre, ses sacs de course aux mains. En fait, c’est surtout le poids du néant de leur existence qui leur pèse. Ce dessin, qui s’étend sur toute la longueur de la couverture à l’italienne, laisse présager de la faculté du dessinateur à retranscrire le langage des corps. Le contenu est à l’avenant.
L’été des Bagnold, proposé par la maison d’édition Çà et là, retrace les six semaines des vacances d’été l'année des 15 ans de Daniel. Initialement, le jeune homme devait aller rejoindre son père qui a mis les voiles il y a un bail pour refaire sa vie aux États-Unis ; il n’en sera rien, car ce dernier vient d’annoncer qu’il ne peut finalement pas l’accueillir. C’est de fait avec sa mère, en Grande-Bretagne, qu’il va passer cette parenthèse estivale. Quand cette dernière le lui explique, emportée dans son élan, elle lâche, le pouce levé : « On va s’amuser ? ». Sans conviction, aucune, mais il fallait qu’elle le fasse. Constat d’une complicité qui s’est éteinte. Les deux étrangers qu’ils sont devenus l’un pour l’autre sont donc condamnés à prolonger ce qu’ils font le reste de l'année, c’est-à-dire pas grand-chose pour elle et pas beaucoup plus pour lui. Tout un programme.
Pas simple de croquer l’ennui et ce qu’il draine dans son sillage. Pourtant, Joff Winterhart, dont c’est là le premier album, réalise avec ce face à face une bande dessinée prenante de bout en bout. L’organisation en chapitres, un par semaine, chacun constitué de planches qui comportent toutes une brève histoire en six cases - à la manière de strips -, confère une bonne dynamique à la narration et contribue au plaisir de lecture. Plaisir renforcé par la tonalité du propos qui varie du rire aux larmes sans prévenir et sans se perdre, le tout avec un art consommé de la chute qui n’est pas sans faire penser à la mécanique irrésistible qui constitue l'âme de la série Francis blaireau farceur.
Mais le tour de force que réussit l’auteur avec L’été des Bagnold, c’est que ces instants anodins, saisis avec précision et rendus avec force dans ce qu’ils ont de plus évocateur, forment un tout cohérent où l’empathie fonctionne de manière étonnante alors que l’envie d’identification est nulle. Il y a quelque chose de profondément universel dans cette relation et ses protagonistes. Il y a la mère, d’une part, qui s’embarrasse d’infinies précautions afin de ne pas briser le lien ténu qui subsiste et qui se demande comment ils en sont arrivés là. Et de fil en aiguille, comment elle-même en est arrivée là - regrets éternels. D’autre part, il y a le fils, qui, s’il n’en est pas conscient pour l’heure, pourra selon toutes vraisemblances reprendre à son compte, dans quelques années, le constat que faisait le personnage qui trônait sur la couverture de Souvenirs d’un jeune homme (Lauzier - 1983) : « J’ai 18 ans. Déjà ! Et qu’ai-je fait de ma vie ?! Rien !!! ». Pour l’heure, il est dans ce rien et n’en est pas encore à de pareils questionnements existentiels.
Joff Winterhart est un fin observateur de ses contemporains et un dessinateur hors pair, il a l’art et la manière de tirer la quintessence des situations les plus communes afin de révéler ce qu’elles recèlent de plus de profond, jouant avec talent sur la dichotomie qui existe entre ce qui est dit et ce qui est pensé. L’été des Bagnold porte en ses pages une mélancolie dynamitée avec constance par des petits riens du quotidien, absurdes et délirants. À travers ce mélange improbable, c’est l’humain qui transparaît.
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