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oiles ectoplasmiques flottant dans un noir profond et infiniment grand, l’un d’eux a la forme éthérée d’un corps, les deux autres en sont peut-être des émanations ? Cette couverture en dit beaucoup plus qu’elle ne veut bien le laisser paraître sur le contenu de ce qu’elle renferme.
Le soldat inconnu vivant est l’histoire vraie d’Anthelme Mangin, pauvre hère hagard, débarqué d’un train transportant son lot d’éclopés de retour du front en 1918. C’est le docteur Fenayrou, directeur de l’asile départemental de l’Aveyron, qui le récupère. Constatant que l’esprit de son patient demeure littéralement absent, dans un ailleurs quelconque, et la guerre étant finie, la question qui se pose à lui est de trouver le moyen de le rendre aux siens. Alors que le Soldat Inconnu est enterré, certains voient là un symbole fort, potentiellement exploitable pour faire parler d’eux alors que la France compte environ 250.000 disparus. Décision est prise de publier sa photographie dans la presse. Ce n’est pas une famille qui va se présenter, mais des dizaines et des dizaines, qui, chacune avec ses propres raisons, vont venir chercher, qui un époux, qui un fils…
Jean-Yves Le Naour, historien spécialiste de la Première Guerre mondiale et de l’Entre-deux-guerres, s’est emparé de ce fait divers qui tient pour partie de l’anecdote, mais qui est aussi de ceux susceptibles d’apporter un éclairage sur une époque et ses maux. Il en a d’abord fait un livre - il en a écrit d’autres - avant de décider de le transposer en bande dessinée ; une première pour lui. C’est en Argentine qu’il ira débaucher Mauro Lirussi, celui qui mettra en image ses mots. Il a eu raison d’aller chercher si loin la perle rare, le résultat est atypique mais fonctionne en l’occurrence très bien, notamment pour rendre cette atmosphère passée, désuète, qui n’est pas sans faire penser au travail de David Vandermeulen sur Fritz Haber. Dans les deux cas, cette impression d’avoir affaire à des photos d’époque - Entre-deux-guerres - contribue évidemment à cette sensation. Pour autant, l’apparence diffère. De prime abord, ce qui frappe ici, c’est la densité : densité du texte, densité du noir et des nuances de gris, densité des cases en général. C’est là qu’intervient une part du talent du dessinateur, car, dans cette concentration d’éléments, il parvient à maintenir de bout en bout une parfaite lisibilité, dynamisée par une composition des planches pour le moins variée. Enfin, il s’autorise quelques libertés graphiques pour représenter la guerre et rappeler que ces années furent marquées par l’apogée du mouvement surréalisme et du spiritisme.
Jean Anouilh, interloqué par ce destin d’un de ses contemporains, a même écrit une pièce de théâtre dessus : Le voyageur sans bagage. En s’adressant au docteur Fenayrou, il dit : « J’avais pensé à en faire un œil du cyclone, silencieux autour duquel s’agitent les personnages, et puis j’ai pensé à tout autre chose, votre amnésique sera conscient du bonheur de l’oubli dans une société qui n’en finit pas de se souvenir du passé. Finalement, ce n’est pas lui le malade, c’est le seul homme libre ! ». Jean-Yves Le Naour a pris la première option, de manière encore plus radicale que dans la pièce de théâtre de Jules Romain, Knock ou le Triomphe de la médecine (1922), ou que dans le roman de Martin Winckler, La maladie de Sachs (1998), le personnage principal est de fait prétexte à évoquer les tourments de la société du moment, en l’occurrence en souffrance et irraisonnée. Très vite, le récit prend une tournure où se mêlent pathétique et burlesque. Ainsi, outre ceux qui sont convaincus de voir en Anthelme Mangin un proche - et peu importe si les données morphologiques ne correspondent guère -, ce cas va drainer quelques beaux spécimens de charlatans en tout genre, tous convaincus de pouvoir l’aider à retrouver sa véritable identité, cela sans oublier l’armée qui voudra, en 1926, le décorer à l’occasion du défilé du 14 juillet. Pauvre et heureux homme !
Le soldat inconnu vivant tient pour beaucoup de la comédie humaine dans ce qu’elle a paradoxalement de grave et de léger. C’est avec une vraie finesse narrative que les auteurs parviennent à faire ressortir le caractère dramatique des situations, tout en offrant assez de recul au lecteur pour lui permettre d’en saisir l’aspect souvent effroyablement dérisoire.
> Entretien avec Jean-Yves Le Naour
J'ai beaucoup lu sur la Première Guerre Mondiale et je m'aperçois qu'il y a toujours des aspects à découvrir comme cette histoire véridique de soldat inconnu vivant. Il y a certes un jeu de mot avec la tombe du soldat inconnu. Il y a eu un soldat qui est revenu du front totalement amnésique.
A une époque où la TV n'existait pas, il était assez difficile pour les familles de l'identifier. Il y a en a bien qui l'ont reconnu mais elles étaient trop nombreuses : de l'ordre de 300 ! Beaucoup le reconnaissent comme étant un fils, un frère ou un mari disparu à la guerre. L'opinion publique était alors traumatisée par le massacre de 14-18 qui a coûté la vie à près de 1.7 millions de compatriotes soit 7% de la population qui a disparu ! On n'arrive pas à se rendre compte de nos jours ce que cela représente.
Triste histoire que celle-là où ce pauvre gars va finir sa vie en hôpital psychiatrique avant d'être victime des nazis. Il est devenu le symbole de toutes les mères qui n'ont pas retrouvé leur fils.
Ce cas avait passionné la France dans l'entre-deux-guerre avant de retomber dans l'oubli au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale où l'on voulait reconstruire un monde nouveau sans retomber dans les tristes souvenirs.