L
’œil torve et la moue fatiguée, portant les stigmates d’une nuit, semblable à tant d’autres, passée à traîner sa mélancolie chez Freddo, Canardo s’écrase au sol, chassé comme un malpropre de ce lieu où, entre volutes de fumées et émanations de mauvais alcool, il se sent pourtant comme un poisson dans l’eau.
Belle entrée en matière, à vrai dire, pour un héros qui, aux feux de la rampe, préfère la discrétion d’un second rôle. « C’est toi, le héros de l’histoire », lâchera-t-il au Chien debout, à qui il laisse effectivement la vedette. Canardo n’en est pas pour autant un personnage creux, et ne partage pas avec certains de ses illustres confrères cette tendance à occuper l’espace en dépit de leur manque de caractère. En effet, Sokal réussit l’exploit, avec son canard fétiche, de confiner à l’arrière-plan un acteur qui, pourtant, donne son identité à la série, et dont chaque apparition, attendue, est un moment privilégié de rencontre avec le lecteur. Avec son air dépité, souvent dépassé par les événements, Canardo n’intervient qu’en cas d’extrême nécessité, parfois à contrecœur, et pas toujours de la façon la plus héroïque qui soit. « Par derrière si possible », conviendra-t-il lui-même. Par ses faiblesses, sa volonté affichée de chercher le calme et la quiétude, le plus souvent au fond d’une bouteille, Canardo n’a pas les atours ni le dessin léché d’un Blacksad, version plus moderne du détective en mode animalier, mais il a une profondeur qui le rend attachant.
L’effort requis de la part du lecteur est donc important, il faut s’acclimater à la noirceur ambiante, au désespoir et à la misère qui suintent de chaque planche, pour finalement percevoir, dans cette atmosphère où le ton, jamais, ne cède à l’optimisme, une sorte de poésie qui repose sur des textes d’une rare justesse et des personnages qui, d’album en album, accompagnent Canardo sur sa route sinueuse. Que ce soit le Chien debout, par sa façon de se rebeller et de défier jusqu’à l’espèce humaine pour défendre un idéal, ou la fille du terrible Raspoutine, cherchant à se forger une identité propre au regard de ce père à la folie aveuglée, tous tentent de ne pas se perdre dans un univers d’une violence sourde et imparable. L’art de camper un personnage et de lui donner une épaisseur sans égale, Sokal le portera à son paroxysme dans La mort douce, où les accents mélancoliques d’une chanteuse à la voix rocailleuse et au grand corps malade incarneront sans doute à jamais la lutte entre la volonté farouche de résister à la mort et la tentation d’y succomber.
Les trois histoires rassemblées dans cette intégrale constituent l’âge d’or de Canardo, un âge d’or qui se prolongera par les tout aussi sublimes Noces de brumes et L’Amerzone : cinq albums pour cinq chefs d’œuvre, et une série qui, à condition d’oublier jusqu’à l’existence des tomes suivants, qui n’ont servi qu’à dénaturer le mythe et à le traîner dans la boue, aura donné au polar quelques-unes de ses plus belles lettres.
Poster un avis sur cet album