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raîchement débarqués dans un foyer pour mineurs, Jordan et Dion, deux frères, sont confrontés au rituel du rejet. Liés par le traumatisme d’un drame familial sordide, cela n’aura d’autre effet que de les conforter dans leur dépendance mutuelle et de les inciter à s’enfermer dans l’univers qu’ils se sont créés ; totalement en marge de la réalité et inintelligible pour autrui. Leur rapport à l’autre se radicalise dans le conflit systématique.
Après deux albums résolument introspectifs, Théa Rojzman se « retire du jeu » pour donner vie à des personnages fictifs : deux frangins massacrés par la vie. De fait, la part du psychologique se retrouve au centre du récit, mais cette fois, l’auteure prend de la distance en se plaçant en dehors des débats. Moins frontal que La réconciliation, parce que moins personnel, moins emprunté que Le carnet de rêves, parce que moins angoissé dans sa réalisation, Sages comme une image est sans doute son livre le plus maîtrisé. Pour autant, la nature atypique de son travail demeure. Sans nécessairement casser la chronologie des événements, sa narration n’a rien de linéaire ; elle a la faculté d'extirper ces moments clés qui donnent du sens à l’ensemble, et qui, confrontés les uns aux autres, parfois avec malice, interrogent sur les évidences.
Derrière ce savant démêlage des mécanismes du comportement et de la pensée, parfois un peu simplifié - presque didactique pour les besoins de la démonstration -, c’est une histoire fort contemporaine qui transparaît. Deux gamins au passé déjà lourd se retrouvent propulsés dans un système qui n’aura jamais les moyens de leur offrir de se construire « normalement ».
Comme à son habitude, Théa Rojzman occupe le territoire et canalise ainsi au mieux la fonction de l’ellipse dans la bande dessinée. Le contenu de ses planches est contrasté entre, d’une part un trait épuré - quasi-enfantin - qui représente le strict minimum nécessaire à la compréhension et, d’autre part une mise en couleur au pinceau très dense qui, non pas symbolise, mais impose littéralement le ressenti de l’instant. L’utilisation non conventionnelle des couleurs, totalement décomplexée depuis Le carnet de rêves qui a poussé l’exercice très loin en la matière, est une merveille et fait écho à la passion première de l’artiste : la peinture. Les tons très marqués, où contrastes et fondus se mêlent, influent très nettement sur les sensations du lecteur. Cette technique figure avec efficacité la perception qu’ont les petits de leur environnement et le profond désordre qui prend le dessus. L’agencement des éléments est en permanence pensé et concoure pleinement à la narration. Il convient enfin de noter que l’humour n’est jamais totalement absent - certains diront qu’il est malvenu dans pareil contexte -, notamment en mettant en perspective les comportements des uns et des autres, et offre, à la manière d’une bouffée d’oxygène, de relativiser diverses choses. De même, certaines séquences qui font appel à l’imaginaire collectif sont particulièrement bien senties, il en va ainsi de l’entrée en scène du psychologue. Rideau ! Reste la question de la fin, toujours sensible à manier quand le sujet se veut résolument ancré dans le réel, quand bien même il s’agit d’une fiction. Où est la juste mesure ? Où placer le curseur ? C’est avant tout un choix de l’auteur sur le sens qu’il souhaite donner à son propos.
Sages comme une image est un savant mélange de souffrance et de légèreté, de folie et de réalité, porté par un graphisme d’exception.
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