"Je suis réactionnaire parce qu'anti-parlementaire, anti-démocrate et anti-socialiste". C'est ainsi qu'aimait à se définir Benito Mussolini, l'ancien instituteur socialiste, qui mit en place le fascisme en Italie à la fin de la décennie 1910 et de ce fait bouleversa la politique européenne, puis mondiale. En ce début de vingt-et-unième siècle, le Duce est de nouveau idolâtré dans son pays, et quasiment plus étudié dans les autres. Les vertus pédagogiques et de vulgarisation du neuvième art peuvent pallier cette omission dans la mémoire collective. Quelques biographies dessinées sont déjà consacrées à ce personnage, alors en quoi La dernière nuit de Mussolini se distingue-t-elle des autres ?
Sur les bords du lac de Côme, dans la nuit du 27 au 28 avril 1945, un couple bavarde. L'homme semble être au bout du rouleau et, malgré les compliments de sa compagne, il se qualifie de "mort-vivant". Par cette phrase, l'ancien homme fort de l'Italie résume à propos la situation dans laquelle il se trouve. De Mussolini, la postérité a gardé de ses derniers instants la photographie prise sur la place Loreto à Milan, le 29 avril 1945. Mais que s'est-il passé entre ces dates ? Et comment le Duce, sa compagne Clara Petacci et quelques dignitaires se sont-ils retrouvés pendus de la sorte ? Cet album répond à ces questions en revenant par des flashbacks sur les moments clefs de ses prises du pouvoir (Rome en 1922 et Salò en 1943), tout en dévoilant les aspects privés, et peu glorieux, du maître de l'Italie fasciste.
Jean-Charles Chapuzet propose aux bédéphiles un récit construit comme une tragi-comédie, qui peut parfois faire sourire, bien que le sujet soit dur. En s'appuyant sur une large documentation, dont les travaux des historiens Pierre Milza et Emilio Gentile, deux éminents spécialistes du fascisme, le scénariste opte pour une trame non chronologique. Démarrant en avril 1945, pour planter le décor, les lecteurs sont ensuite entrainés en 1943 à Gargnano, pour à nouveau revenir au point de départ. De là, ils repartent dans le temps, pour connaitre la trajectoire de cet enfant de militant de gauche, bercé dans un socialisme radical. Mouvance qu'il quitte, déçu de sa mollesse, pour incarner un courant se voulant pur et salvateur grâce à sa violence. Rigoureux sur le parcours politique, Jean-Charles Chapuzet l'est tout autant sur la vie privée de son personnage principal. Tous ses travers sont évoqués : capable de grandes colères injustifiées, grossier, rustre, versatile, lâche, écrasant les faibles et les humiliant afin d'en obtenir de la jouissance, obsédé par le corps, séducteur mais d'une violence rare dans ses rapports sexuels. À ce sujet, certains passages peuvent heurter les jeunes lecteurs. Toutefois, même si le portrait est loin d'être élogieux ou flatteur, il n'est pas à charge. À l'instar de l'écriture historique, celle du scénario de cet album tente d'être la plus neutre possible avec son sujet. L'auteur prend aussi des libertés avec un temps plus long, en faisant le lien entre l'appropriation de ce pan de l'histoire et la mort du réalisateur Pasolini en novembre 1975. Pour parodier le titre de l'ouvrage culte d'Henri Rousso, Chapuzet montre que le fascisme est un "passé qui ne passe pas". Ce régime a été soutenu par une large partie de la population. Des générations plus tard, des nostalgiques récusent toutes critiques justifiées à l'encontre de celui-ci.
Pour cette troisième collaboration, Christophe Girard s'est à nouveau appuyé sur une documentation précise. Certaines planches reprennent même des clichés, redessinés, connus du grand public. Son trait apporte une certaine ressemblance dans les visages, avec une petite pointe satirique dans les faciès, aidant dans les passages où Mussolini et Hitler sont hilares ou convaincus de leur supériorité. L'artiste joue sur une grande variété de composition des planches. Cela va du classique à des choix plus aérés et déconstruits, en fonction de la scène et de sa gravité. La violence n'est pas suggérée, ni éludée, mais montrée dans ce qu'elle a de plus crue. Ainsi, le dessinateur colle parfaitement à l’ambiance générale du scénario, oscillant entre moments frôlant le comique et d'autres plus graves. Enfin, il est à noter que les choix de colorisation de Christophe Girard apportent grandement au récit. Les couleurs sont utilisées pour l'enfance et les débuts de Mussolini, ainsi que pour le passage se déroulant en 1975 et la fin sur notre période actuelle. La gamme des gris, quant à elle, domine le reste et la fuite, ponctuée par le rouge des foulards et brassards des résistants communistes.
Avec La dernière nuit de Mussolini, le tandem Chapuzet-Girard prouve son habilité à s'emparer de thème historique, tout en dépoussiérant la construction d'une biographie. À lire !
Poster un avis sur cet album