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uartier de Lichtenberg, Berlin, de nos jours. Fille et fils d’émigrés vietnamiens, Tâm et Denis s’intègrent tant bien que mal à la culture allemande. Tâm se cherche encore et regrette de ne pas aussi bien maîtriser la langue de ses parents que son frère. À l’opposé, celui-ci embrasse totalement le mode de vie occidental, il est fan de hard rock et se revendique comme sataniste (plus par provocation qu’autre chose). De retour d’un marché aux puces, leur chemin croise celui de Woa Binh, une migrante illégale qui tente d’échapper à ses passeurs, de dangereux trafiquants de chairs humaines. La rencontre est rapide, éphémère, mais marque fortement Tâm sur le moment. Cet incident passé, ils reprennent leur routine quotidienne, sans y penser davantage. Pourtant, contre toute attente, l’affaire rebondit quand Carl, un de leurs potes également issu de la diaspora du sud-est asiatique, trouve dans un fourré un sac à dos ayant appartenu à Woa. Comment est-il arrivé là ? La jeune femme est-elle en sécurité ? Il s’engage alors une course contre-la-montre dans le but de la retrouver.
Pour son cinquième album en date, Mikael Ross change de registre et de style d’une manière magistrale. Afin de raconter ce récit très contemporain, il a choisi une approche reprenant les principes du gekiga cher à Yoshihiro Tatsumi : centrage sur l’humain et une attention particulière pour ceux qui demeurent habituellement invisibles, le tout étant présenté d’une manière sensible et précise. Quelques notes plus modernes et de petits emprunts à Katshuiro Otomo apportent ce qu’il faut de dynamisme et de ressenti à ce scénario percutant et astucieusement ficelé.
Une distribution admirable peuple cette fable tragi-comique. Premiers rôles très bien construits jusqu’au tréfonds de leurs personnalités, deuxièmes couteaux truculents ou touchants et les indispensables sidekicks apparaissant à la seconde idéale pour sauver la donne, ils s’avèrent tous pleins de vie et superbement animés. Plus largement, ils forment un tout, une communauté. En fait, ils composent le tissu intime de Berlin, enfin de cette banlieue. Assurément centrale, la ville est une pièce fondamentale de l’histoire. En effet, l’auteur utilise avec intelligence un cadre urbain qu’il doit connaître sur le bout des doigts. Imposantes barres d’immeubles héritées de la RDA, précieux jardins communautaires, halles commerciales, l’école, etc., tous ces lieux ont un impact direct sur le déroulement des évènements et enrichissent admirablement la narration.
Les protagonistes sont posés et la géographie est établie. C’est parti pour près de trois cents cinquante pages d’action et de rebondissements non-stop. La densité et le rythme de l’ouvrage sont tout bonnement incroyables. Révélations, petites anecdotes non sans conséquences et coups de théâtre, il se passe toujours quelque chose permettant de faire avancer l’intrigue. Chaque séquence est essentielle à un niveau ou un autre. En résumé, aucun élément n’est gratuit et chacun est passionnant à découvrir en lui-même.
Bémol ou pas suivant les sensibilités : la question de l’appropriation culturelle peut se poser. Ross est Allemand et il utilise sans vergogne les codes du manga. Il exploite également le sort des immigrants d'une certaine manière. D’un autre côté, il offre une vision positive et réaliste du vivre-ensemble. Il s’agit du monde actuel et nous vivons tous dedans après tout.
Formidable conte d’aujourd’hui, doté d’une galerie de protagonistes tous marquants et tellement sympathiques, Le Nirvana est ici est une lecture d’une richesse et d’une profondeur indiscutable. Sur le plan BD, le résultat n’est pas moins emballant par sa fluidité et sa réalisation impeccable. À découvrir d’urgence !
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