1967. Yves Saint-Laurent et son amie Betty Catroux se voient refuser l'accès à un restaurant, au motif que la jeune femme porte un pantalon. Une telle tenue serait indécente, contraire à la loi, condamnée par la Bible ou encore une atteinte à la morale. Cette anecdote véridique (et qui n'appartient pas à un passé révolu, certains établissements appliquaient encore cette règle absurde il y a quelques années, en raison de la tradition et de l'élégance) sert de point de départ à une déambulation imaginaire qui explore les rapports complexes entre la mode et la condition féminine.
En fil rouge, le célèbre smoking, véritable signature du créateur, est célébré.
Consacrer une bande dessinée à un vêtement peut paraître étrange. Pourtant, dès les premières pages, le duo est happé dans un tourbillon de rencontres déroutantes et fascinantes. Il croise Julien-Joseph Virey, un anthropologue du XiXème siècle aux thèses controversées, Coco Chanel, la femme à barbe Clémentine Delay, la superstar warholienne Candy Darling, George Sand et bien d'autres. Chacune permet d'en découvrir un peu plus sur cet habit si commun, mais qui cristallise tant d'enjeux. Car le port du pantalon par les femmes n'a rien d'une évidence. Les auteurs s'emploient à démontrer à quel point les modes successives ont instauré des rapports hiérarchiques et genrés très forts au sein de la société.
Ce qui unit la majorité des protagonistes de cette bande dessinée repose sur une volonté farouche de s'émanciper. Le sujet de ce livre n'est pas tant un élément de garde-robe que les rapports de dominations et de soumissions qui en découlent. Interdire le port du pantalon n'a rien d'anodin. Souvent, la conséquence de ce genre de règles impliquait l'exclusion pure et simple des femmes de pans entiers de la vie publique ou de la vie professionnelle.
La thèse peut sembler farfelue. Pourtant, la succession d'arguments finit par constituer une démonstration particulièrement convaincante.
Et le smoking, dans tout cela ? Le couturier français en a fait une pièce iconique de ses collections. Il s'est sciemment approprié ce costume emblématique, marqueur d'un pouvoir bourgeois et patriarcal puisque pensé pour habiller les gentlemen dans les fumoirs des clubs, afin de le déconstruire et le recréer. Pour lui, l'enjeu n'est pas de faire porter une pièce masculine à une femme, mais bien de créer un vêtement qui soit intrinsèquement féminin. Les auteurs prennent d'ailleurs le temps d'expliciter les principes de construction en couture, et de dénoncer, une fois encore, comment le sexisme s'invite même dans les patrons et des détails aussi insignifiants que les poches.
Loo Hui Phang déroule son récit avec un mélange d'érudition et d'impertinence. Elle trouve en Benjamin Bachelier un parfait "premier d'atelier" pour traduire son scenario en planches fluides et dynamiques, parcourues de collages comme autant de rajouts sur un mannequin.
Smoking, La révolution Yves Saint-Laurent est assurément un ouvrage militant qui en hérissera plus d'un. Ce serait dommage de le négliger. Il a le mérite d'aborder la question du sexisme systémique par un biais original et fortement documenté, tout en rendant un hommage vibrant à l'un des plus grands génies de la Haute Couture.
Poster un avis sur cet album