S
ujet totalement oublié ou occulté, le remembrement des terres agricoles, débuté dans les années 1930, puis priorisé à la Libération et généralisé durant les Trente Glorieuses, est pourtant un marqueur fort de la modernisation de la France. Il a également généré une série de tragédies humaines et est au cœur d'une catastrophe écologique aux conséquences pas moins dramatiques. Néanmoins, personne n’en parle, jamais. Pourquoi ce silence ? La liste des raisons est longue : désintérêt général pour la chose rurale, ignorance, volontaire ou involontaire, sur la façon dont notre nourriture est produite et, corollaire à cette crise, en un siècle le nombre de paysan a fondu comme neige au soleil et ne représente qu’une infime proportion d’une population désormais à majorité urbaine. Cependant, outre son importance cruciale pour la production de nos aliments, l’agriculture est un élément majeur de notre culture commune et un acteur critique pour la micro-gestion des territoires (hydrographie, pédologie, stabilité structurelle, etc.).
Journaliste spécialiste des questions agricoles, Inès Léraud propose une enquête en profondeur à propos d’une des plus grandes mutations sociétales de l’Hexagone. Comme elle l’avait fait avec brio en dénonçant le scandale des algues vertes (Delcourt - La Revue dessinée, 2019), elle est remontée aux origines de cette révolution. Les objectifs initiaux et les méthodes sont décryptés avec minutie. Archives et médias ont été ratissés de fond en comble. Différents témoins apportent leurs avis et souvenirs permettant de compléter un portrait implacable et révélateur de ce phénomène d’une ampleur insoupçonnée et aux ramifications multiples.
L’idée et le constat de départ étaient simples : l’agriculture française n’est pas efficace, les fermes sont trop petites et les techniques dépassées. Il est devenu impératif d’augmenter les rendements et de devenir auto-suffisant, voire exportateur. Pour cela, il faut redessiner les cartes, fusionner les parcelles et redistribuer les terres. La tâche est gigantesque, sans compter qu’il va falloir convaincre un groupe de citoyens très conservateur et très attaché à ses traditions. Ajoutez des intérêts financiers et industriels énormes, ce qu’il faut de corruption, d’arrangements entre amis et des politiciens opportunistes (les pro- et les anti-remembrement seront autant de gauche que de droite selon la région et le moment) et vous obtenez une marmite bouillonnante aux effluves lourds et potentiellement destructeurs. Pour faire simple et en très résumé : avec cette réforme, la France est devenue un des fers de lance de l’agrobusiness mondial. Quant au monde rural et l’environnement, paradoxalement et pour plusieurs raisons, ils sont les grands perdants de ce changement de paradigme. Le verre est à moitié vide ou à moitié plein. En gros, la réponse dépend de celle ou celui à qui vous posez la question.
Dense et sur-documenté par moments, l’album s’avère être une somme d’une perspicacité imparable qui n’hésite pas à confronter les avis et les points de vue. En effet, si l’autrice ne cache pas sa position, elle laisse la parole à toutes les parties et évite le réquisitoire purement militant. En guise de conclusion, celle-ci offre même une jolie porte de sortie (presque) optimiste. Pierre Van Hove illustre cet exposé d’une manière posée et précise. Il arrive même, ici et là, à se libérer du flot ininterrompu d’informations fourni par sa scénariste et proposer quelques belles planches plus visuelles.
BD docu pure et dure à la réalisation soignée, Champs de bataille – L’histoire enfouie du remembrement (excellent titre très évocateur) est une lecture d’une intelligence critique impressionnante à propos d’un des plus grands bouleversements sociaux de l’histoire contemporaine.
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