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éfiez-vous, Emmanuel Guibert est un voleur.
Que ce soit dans les musées, dans les transports en commun ou au détour d'un chemin de campagne, il est toujours à l'affut, ses outils à portée de main. Il n'a pas besoin de grand-chose: du papier et de quoi dessiner. L'arme du crime peut être un bic, un crayon, de la gouache, des pastels. Qu'importe la méthode. Il peut commettre son méfait à n'importe quel moment. Qui pourrait soupçonner cet homme d'allure si tranquille ? Pourtant, il reste en alerte, prêt à dérober un fragment d'éternité et à l'emprisonner dans une page.
Durant ses déambulations dans la campagne normande, il capture des paysages, des rayons de lumière ou encore des animaux qui paissent paisiblement dans leur champ. Le résultat se révèle parfois d'un réalisme saisissant. À d'autres moments, il flirte avec l'abstraction. Et pourtant, l'essentiel est indéniablement présent : la majesté des arbres, la tranquillité de chevaux, l'harmonie d'une salle de concerts, l'abandon des baigneurs qui profitent de la plage et des bains de mer...
L'artiste ne cherche pas à reproduire la beauté. Il ne s'intéresse qu'à la vérité de l'instant. Il collectionne ces moments suspendus, qui surviennent sans qu'ils soient attendus ou préparés. Il n'y a aucune pause, ni pose. Juste un éclat de monde qu'il couche sur papier. Ses sujets ne prétendent pas à la postérité. Ils ne sont qu'un état fugace qui ne présente aucune valeur particulière. Qui remarquera leur absence ? le crime est sans victime. En est-ce seulement encore un ? Le butin est sans importance. Pourquoi est-il alors impossible pour le lecteur de se détacher de ces dessins ? Est-ce parce que ce qu'il retrouve une forme d'intimité et de sérénité dans ces scènes étrangement familières ?
La mer à la campagne fait l'éloge de l'inutile. Avec une facilité déconcertante, Emmanuel Guibert se fait chantre de la simplicité et de l'authenticité. Il dessine sans fard. Il sublime les lieux. Il arrête le temps. Il invite ses lecteurs à déambuler avec lui et à s'émerveiller devant une haie, des troncs entrelacés, un ciel ennuagé, un détail d'un bas-relief... autant de pieds de nez à la frénésie moderne. En son temps, Jiro Taniguchi célébrait cet homme qui marche, jouissant librement des petits plaisirs du présent. La démarche est similaire. À quoi bon courir lorsqu'il est possible de marcher. À quoi bon marcher lorsqu'il suffit de se tenir là, à regarder, à laisser son regard vagabonder, se fixer, ou pas... à oublier le temps qui manque toujours... à le tuer, sans pitié.
Un crime est en cours.
Emmanuel Guibert est dangereux.
Méfiez-vous !
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