S
on « amant ». C’est ainsi qu’Hannah désigne Adam, un musicien londonien avec lequel elle n’a, pourtant, partagé qu’une soirée à discuter de leur passion commune. Adam s’apprête à rentrer chez lui, ce qui plonge la directrice de la gare dans une profonde mélancolie. Rien ne va plus et il faut agir, vite ! Une employée du pôle cybersécurité est appelée à la rescousse et met à profit ses talents. Contre l’avis de Mireille, l’intendante, et au mépris de toute règle éthique, le numéro de passeport d’Adam a ainsi été modifié. Voici donc le jeune homme bloqué en gare, pris dans les griffes d’Hannah… emprisonné. Cette compagnie forcée devrait permettre à l’’infrastructure ferroviaire de fonctionner à nouveau correctement.
Curieux endroit qu’une gare. Microcosme à part entière, fermé et centré sur lui-même. Mais également plaque tournante, ouverte vers l’extérieur : vers la ville, d’un côté, vers le reste du monde, de l‘autre. Quiconque s’abandonne à errer dans un hall pendant quelques instants peut constater à quel point ce lieu est un carrefour, de chemins et de destins, dont la diversité est infinie. Des milliers de fourmis s’activent (ou pas), dans tous les sens, dans chaque couloir, chaque recoin. Pour que tout cela fonctionne, que les flux aillent dans la bonne direction et que les rames partent à l’heure, la mécanique doit être parfaitement huilée. Dans La gare, Raphaël Geffray l’imagine liée à une personne bien réelle, une étrange quadragénaire aux cheveux blancs. La foule se déplace comme son sang coule dans ses veines. Métaphore aux tiroirs multiples, l’album aborde des maux importants de la société actuelle. À commencer par la question de l’amour toxique et de l’emprise. Retenu contre son gré, Adam passe de longues semaines auprès d’une femme à laquelle il donne du réconfort, alors même qu’il ne songe qu’à la quitter. Hannah s’enferme quant à elle dans une dépendance affective malsaine et qui ne parvient jamais à la contenter. Pourtant, personne ne tente de l’en extraire, à l’exception de Mireille (qui en paie d’ailleurs rapidement le prix). Parfois triste, parfois touchant, le propos n’est jamais naïf.
L’auteur propose également une chronique – voire une critique – aussi lucide qu’aiguisée du libéralisme. En haut, les puissants prospèrent. Cloisonnés dans leur faste, aveugles et sourds aux préoccupations du plus grand nombre, les actionnaires n’ont d’attention que pour leurs intérêts personnels. Du plus profond sous-sol au plus haut étage, cette gare est le miroir parfait de ce qui structure l’essentiel de la société : des rapports de domination. À cet égard, le personnage de Saskia, omniprésent dans l’intrigue, est particulièrement intéressant : comment lui reprocher de vouloir prendre l’ascenseur pour s’élever socialement ? Dans une approche graphique différente de son premier album, Raphaël Geffray met en image un endroit miteux et sublime à la fois où la justesse du trait se révèle dans les plans larges et mouvements de foule. Jouant astucieusement avec les espaces offerts par ses pages, l’artiste parvient à installer tant des impressions de vertige que des sensations plus oppressantes. Dans les hautes sphères, la démesure est en toute chose tandis qu’en bas, les employés se tuent à la tâche.
Si vous êtes à la recherche d’un voyage intense, percutant et audacieux, montez à bord et prenez la direction de La Gare.
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