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n métro, un bus, un scooter, une chambre. Ce trajet poursuit Aude depuis ses 14 ans. Cet après-midi là, sa voix lui a été dérobée.
Aude Mermilliod ouvre les portes de ses souvenirs en commençant par son enfance, innocente, curieuse, libre, jusqu’à cette confrontation brutale au regard des autres. Ce même regard qui va l’accompagner durant son adolescence, face à une anatomie qui vient imposer ses changements. Un corps mal aimé, difficile à accepter et avec lequel s’installe, au mieux, une cohabitation. Cette période est également celle des premières expériences. Le début des relations intimes qui s'accompagnent, pour l'autrice, d'une prise de conscience des femmes perçues comme objet de désir. Celles-ci n’existent qu’à travers le désir masculin et cette réification se traduit par un mépris du consentement. Dans un monde où elles apprennent à mettre les desiderata des hommes avant les leurs, à susciter leur intérêt, à voir dans leur regard une validation et une reconnaissance de leur existence. Comment identifier le moment où cela va trop loin ? Trouver le courage de dire non, au risque de décevoir, attiser la colère, le rejet, alors que tout ce qui est recherché est le sentiment d’être aimé ? Et lorsque finalement, l’esprit, la chair cèdent, abandonnent, comment reconnaître et nommer ce qu’il s’est passé ?
C’est l’objet du travail entrepris par Aude avec Tali, sa thérapeute qui va l’aider à mettre les mots sur ces abus, ces agressions et ce viol. Cet accompagnement favorise également la mise en lumière des comportements adoptés, comme le recours à la douleur, en réaction à ces traumatismes. S’ensuit un long cheminement, qui conduit à se réapproprier son corps petit à petit, que ce soit par la photographie, le tatouage, la danse ou encore la reconnexion à son enfant intérieur. Mais ce sont également les rencontres qu’elle va faire qui vont l’aider à se reconstruire. Parmi elles : Jacques. Ce dernier va lui offrir un espace de bienveillance, dans lequel elle sera libre d’être elle-même, sans crainte de jugement, s’autorisant à déguster, tester et savourer le fait d’être aimée pour ses multiples facettes. Avec lui, elle apprend à verbaliser ses envies et surtout, à poser clairement ses limites. D'autres personnes (Sylvain, Claire) vont la conduire à poursuivre son travail sur elle-même, à poser un regard différent sur sa façon d'aborder une relation, et à goûter au bonheur d'être aimée dans son entièreté.
Aude Mermilliod avait livré un premier témoignage dans son ouvrage Il fallait que je vous le dise. Elle y parlait de son avortement et cherchait à briser le tabou, encore trop présent, autour du sujet. Avec Éclore, elle invite le lecteur à arpenter son chemin de résilience. L’autrice questionne le monde actuel, sexiste, patriarcal, le cadre rigide des relations hétéronormées et appuie l’importance d’une relation de confiance où chacun·e est accepté·e, aimé·e pour être soi. L’expérimentation de ses fantasmes peut ici faire penser à Extases de Jean-Louis Tripp, qui est d’ailleurs représenté dans l’ouvrage. Elle souligne l’importance de la thérapie pour se reconstruire, avancer et comprendre que les traumatismes subis ne déterminent pas le développement d’une personne. Le propos n’est jamais virulent. Au contraire, il est d’une grande douceur, montre la puissance de la vulnérabilité et met à nue la protagoniste. À l’image de la plante qui, au fil des pages, germe, pousse, bourgeonne, grandit, fleurit jusqu’à devenir un magnifique arbre résistant. Le titre de l’ouvrage prend alors tout son sens.
Son écriture est accompagnée d’un dessin semi-réaliste, simple, par ailleurs plus abouti que dans son précédent ouvrage et de certaines planches remplies d’une grande sensualité. Ses choix de couleurs semblent séquencer les chapitres. Ainsi, le rouge et l’orange apparaissent systématiquement dans les scènes de violence, le jaune est présent dans des moments de douceur ou avec Tali, le rose anime la scène de vengeance durant laquelle elle devient fauve et le bleu-vert vient envelopper toute son histoire avec Claire. Ces teintes dominantes ne sont pas des fantaisies. Elles concourent à la narration et accompagnent, par exemple, une forme de reconnexion à la nature. À mesure que les nuances de vert s'installent, Aude redéveloppe ses racines.
Intime, poignante et touchante. Éclore est une œuvre salvatrice pour l’autrice comme pour les lecteurices. Aude Mermilliod y enjoint toutes les femmes à se réapproprier leur corps, et à recouvrer leur voix en devenant fauves.
Aude Marmilliod nous nous promène dans ses états d'âme affectifs et sexuels relus à posteriori dans une ambiance #metoo où la victimisation est de rigueur et où, finalement, on n'est bien qu'entre femmes. Ça manque pas mal de recul et l’impression finale de l'ensemble est que l'auteur aurait été bien inspiré de prendre une dizaine d'années supplémentaire de recul avant de sortir cet album. Les autobiographies sont rarement justes et équilibrées quand on les écrit à 35 ans.