Œuvre hypnotique sortie de nulle part, L’Orfèvre a nécessité dix ans de travail à son auteur. En 2012, Aurélien Lozes s’était mis en tête de dessiner un album de bande dessinée, tout seul dans son coin, comme ça, par défi. Arrivé au terme de son histoire, il avait fait imprimer et distribué quelques exemplaires dans son entourage. Époustouflé par le livre, une de ses connaissances lui suggère et l'encourage à le montrer à des éditeurs, lors d’un festival par exemple. Lozes suit le conseil. Quai des Bulles 2023. Les gens Komik Initiative sont conquis au premier regard et décident immédiatement de publier l’ouvrage. Une campagne de sociofinancement réussie plus tard, L’Orfèvre arrive sur les étales. Aurélien a réalisé son rêve et les lecteurs vont avoir la chance de découvrir un récit incroyable de densité et d’inventivité.
Polar social ? Roman graphique fantastique ? BD expérimentale façon OuBaPo ? Il est quasiment impossible de résumer cet objet dessiné d’un autre type. Avant même d’entamer la lecture, une question se pose : par quel bout commencer ? En effet, le livre peut-être lu dans les deux sens. L’astuce n’est pas nouvelle, Gustave Verbeck il y a très longtemps et Marc-Antoine Mathieu plus récemment ont déjà proposé des albums palindromiques ou presque. Les dix tomes de l’excellent Décalogue de Frank Giroud peuvent également être lus aussi bien de un à dix que dix à un. Par contre, ce qui fait la particularité de L’Orfèvre est que les deux fils narratifs partagent les mêmes planches à moitié moitié et à cent quatre-vingts degrés. Toutefois, là où le néo-scénariste se démarque vraiment est dans la manière dont le deux parties se reflètent et se répondent, autant sur le plan visuel que temporel. Sans entrer dans les détails et gâcher la découverte, prenez réellement votre temps pour détailler les cases et n’hésitez pas à tourner et retourner le livre, vous allez être soufflé par le soin apporté à la réalisation de cette enquête dédoublée (en plus, c’est bon pour le tonus des avant-bras).
Une précision et un perfectionnisme semblables nourrissent la mise en image. Héros anthropomorphiques (ce choix n’est évidemment pas innocent), style ultra-réaliste, y compris dans la violence, le dessinateur rend une copie d’un très haut niveau, même s’il ne peut totalement cacher quelques carences techniques (personnages mal détourés, trait rigide presque figé, etc.). À sa décharge, Lozes est autodidacte et, même s’il est doté d’un très bon coup de pinceau (de stylo Bic pour être précis) et s’il a pris le temps de peaufiner son art (parfois à l’excès), son manque d’expérience et de retour de la part de professionnels se font sentir ici et là. Ces bémols sont heureusement très secondaires face à l’ampleur et à la force de l’album.
Bien plus qu’une simple curiosité tant le résultat s’avère pensé et abouti, L’Orfèvre est une expérience immersive qui vous suit longtemps après avoir fini sa lecture. Oui, c’est un polar classique, doté de thématiques très actuelles. Cependant, la réflexion de l'auteur se montre plus ambitieuse et va plus loin. Entre autre, il explore des sujets quasi-philosophiques à propos de notre nature d’être humain et notre part de bestialité. Sa construction diabolique et son développement implacable le transforme en un voyage à travers les époques, le tout sans quitter la ville (un dernier conseil avant de plonger, jetez un regard aux pages de garde). À découvrir.
Je viens (enfin !) d'achever la lecture de cet album si singulier. Il se démarque réellement de ce qu'on peut lire actuellement. Il marche en dehors des sentiers battus tout en étant de facture classique; ce n'est d'ailleurs pas le seul paradoxe de L'ORFEVRE.
Ce qui m'a le plus subjugué, c'est le soin extraordinaire accordé au dessin. C'est stupéfiant de précision. Aucun décor n'est laissé au hasard ni abandonné à l'esquisse. Avec un souci extrême, Lozes prend la peine d'aller jusqu'à distinguer chacune des matières qu'il dessine. C'est un travail pharaonique. Le titre de l'album n'est-il pas en fait l'écho du travail fourni par le dessinateur, un véritable travail d'orfèvre ?
Le récit, en dépit de quelques défauts mineurs par instants, se révèle passionnant, émaillé de quelques scènes marquantes comme celle du cinéma Gaumont Palace. Ce n'est pas tant l'enquête qui nous tient en haleine que l'ambiance étrange liée à la succession inexorable d'événements nous conduisant à une spectaculaire boucle temporelle. Nous savons que nous assistons à un exercice de style et nous guettons sans cesse tous les détails pour s'assurer que les engrenages se calent parfaitement. Le parcours initiatique qui se déroule devant nos yeux alors que nous savons bien où il va nous mener, ce parcours nous oblige à développer une attention soutenue à l'égard de la structure même du récit. Nous restons tout du long un lecteur vigilant. C'est le tour de force de cet album que de nous nous rendre pleinement conscient de chaque détail qui se présente à nous; nous tentons constamment de trouver le sens de chaque chose et sa place dans la mécanique générale du récit.
Au final c'est un album terriblement attachant que j'ai refermé à regret et que je relirai avec plaisir à n'en pas douter.