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ingt ans après Blankets , Craig Thompson revient sur ses terres avec Ginseng Roots, une nouvelle somme mêlant autobiographie, agriculture, ethnographie et botanique. Le temps a passé, les témoins ont vieilli, tandis que lui-même a évolué en tant que personne et artiste. Le moment était donc arrivé de compléter et préciser plusieurs éléments seulement effleurés dans l’album qui l’avait révélé au grand-public.
La racine de ginseng, une des plantes la plus importante de la pharmacopée traditionnelle chinoise ? Au Wisconsin ? Une communauté évangélique intégriste, à laquelle des réfugiés Hmongs fuyant la guerre du Vietnam se sont joints ? Des enfants travaillant aux champs en contact avec de produits phytosanitaires toxiques ? D’où viens-tu et comment as-tu pu devenir bédéaste Craig ? Tels sont quelques sujets, parmi beaucoup d’autres, qui sont abordés et décortiqués sur les quatre cents pages et plus que compte Ginseng Roots.
Énorme projet qui a demandé des années de travail acharné, une documentation gigantesque, plusieurs voyages en Chine, sans compter une pandémie au milieu, l’ouvrage se révèle être une créature graphique tentaculaire et envoûtante à l’esthétique recherchée. Chapitre après chapitre, Thompson déroule ses propos, multiplie les anecdotes et les retours en arrière. Se rappeler de tout, éviter de tomber dans le piège de la nostalgie et, surtout, offrir un portrait le plus sincère de cette jeunesse et de ce cadre social improbable. Il donne la parole (et même le pinceau pour quelques pages sympathique) aux siens. Son père et sa mère, des idéalistes religieux qui effectuèrent un retour à la terre au moment où d’autres s’établissaient au Larzac. Sa sœur (qui n’apparaissait pas dans Blankets), son frère, des vieux copains, tels ou tels voisins, etc. sont interviewés, avec, à la clef, à chaque fois, un nouvel éclaircissement ou une nuance supplémentaire. Oui, il s’agit d’un biopic très classique remuant des éléments évidemment très personnels. Par contre, la générosité et la précision des observations finissent par rendre la lecture tellement tangible qu’il est impossible de ne pas se sentir touché par ces trajectoires.
Le scénariste creuse donc inlassablement pour retrouver ses racines. Stop, vous l’avez remarqué, il ne s’agit que de la moitié du titre. L’autre partie, le ginseng, n’est pas moins important et a conséquemment le droit à la même attention. D’où vient cette plante ? Comment est-elle devenue un véritable Klondike pour l’économie de ce coin des USA ? Mythologie amérindienne et chinoise, particularités physiologiques, techniques agricoles, mise en marché et impact culturel, le cours s’avère complet, presque à l’excès. Comme pour son existence, l’auteur ne laisse aucun aspect en suspens.
Visuellement, Thompson rappelle qu’il est un des plus grands dessinateurs actuels et la mise en images est absolument somptueuse. Que ce soit dans la boue des champs du Midwest, au cœur d’une ville industrielle chinoise ou à la table familiale, les illustrations font mouche. Richesse du trait, accumulation de détails et légèreté, les planches sont des régals pour l’œil qu’il faut prendre le temps de décortiquer.
Virevoltant, enchanteur, profond, global et intime, Ginseng Roots est l’exemple type de la BD totale, imposante sans être étouffante grâce à une narration totalement maîtrisée. Peu importe l’angle d’attaque ou le type de lecteur, tout le monde y trouvera son bonheur et infiniment plus. Indispensable.
Je commence par le dépit que m’inspire l’allure de ce livre : couverture fine et si fragile que j’ai eu du mal à en trouver un potable chez mon libraire ; papier recyclé, rugueux et beigeâtre… Tout ça fait vraiment bas de gamme. Il faut dire que la 1ère de couv n’est pas terrible non plus, ce qui n’aide pas à donner une meilleure image de l’objet. Quand on pense que « Blankets », publié dans l’irréprochable collection Écritures, avec 130 pages de plus, est exactement au même prix (27 €), ça mérite un léger coup de gueule.
Dommage, car le travail de Craig Thompson sur ce nouvel opus est tout à fait remarquable. Il use d’un trait affiné – voire raffiné – pour nous livrer des planches au style chargé, étonnamment détaillées, parfois très réalistes. Le soin apporté aux décors témoigne de sa documentation et de son implication totale à finaliser ce roman graphique d’un autre genre.
En revanche, le choix de la monochromie est discutable. Certes, l’omniprésence de ce rose-rouge peut éventuellement servir le récit, mais il provoque bien plus souvent une gêne visuelle. Une teinte plus profonde, saturée, aurait eu un effet différent. Mais cette palette terne donne une résonnance étrange à l’ouvrage, pas forcément agréable, particulièrement quand la typographie devient elle aussi rouge sur fond blanc. La forme est donc surprenante. On adhère ou pas.
S’agissant du fond, là encore, je serai plutôt mesuré. Si je parlais plus haut d’un roman graphique d’un autre genre, cela signifie qu’on ne sait pas vraiment ce qu’on est en train de lire.
Autobiographie ? Oui.
BD documentaire ? Oui aussi...
C’est pourquoi « Ginseng roots » donne l’impression bizarre de comporter plusieurs couches. D’abord, la couche autobiographique donc, dans la droite ligne de « Blankets » (titre évoqué à plusieurs reprises dans les pages).
Ensuite, la couche strictement documentaire sur la racine de ginseng en tant que végétal, ainsi que toute sa riche histoire.
Enfin, une couche politico-sociale qui éclaire sur la réalité de l’Amérique du nord à travers son modèle d’agriculture intensive et son idéologie capitaliste.
Tout cela est intéressant, souvent passionnant, parfois émouvant. Il en émane beaucoup de sincérité et une grande justesse.
Le souci est que ces différentes couches ne semblent pas toujours bien imbriquées pour former une narration fluide. Elles donnent parfois l’air d’être juste superposées l’une sur l’autre.
Craig Thompson a récolté du ginseng dans son enfance ; tout part de là. Et, à l'image de la plante, son récit se ramifie en tous sens. On devine sa volonté d’embrasser son sujet dans son entièreté et d’essayer de tout faire rentrer dans 450 pages en bouclant sa boucle. Mais l’exercice est bigrement compliqué. Ou bien l’on parle de soi, ou bien d’un sujet X de façon objective et didactique. Il est difficile d’entremêler les deux. Ici, le côté botanique, quoique étonnant, est très présent et peut sembler un poil long et moyennement raccord avec le reste.
Ce qui ne m’a pas empêché de m’y replonger avec impatience à chaque fois que je faisais une pause dans ma lecture, preuve que le scenario est véritablement prenant.
« Ginseng roots » reste donc un incroyable voyage au cœur de ce petit tubercule méconnu, presque insignifiant, à partir duquel Craig Thompson échafaude, avec une minutie peu commune, un récit-fleuve protéiforme et multidirectionnel à la portée universelle. On ne peut qu’être estomaqué par le travail que cela a représenté pour lui.
Attention toutefois, la lecture est relativement exigeante.
Par conséquent, je doute beaucoup que « Ginseng roots » puisse trouver un aussi large public que le désormais culte « Blankets ». Mais qui sait ?