I
ssue d'une famille très conservatrice, sous l'influence d'une mère militante catholique et anti-IVG, Carole est convaincue que sa vie va changer dès qu'elle entre aux Beaux-Arts à Nantes. Rapidement, elle prend confiance en elle, se fait des amis et sent que l'emprise du milieu familial s'estompe. Et puis, il y a Stéphane, un autre étudiant. Il est beau. Il est cool. Il est sûr de lui. Il chante dans un groupe de rock. Il représente tout ce dont elle rêve, même s'il paraît clairement hors d'atteinte. Vraiment ? L'impensable se produit. Ils tombent amoureux et s'installent rapidement ensemble dans un petit appartement, entamant une vie un peu bohème et insouciante.
Est-ce enfin la voie de l'émancipation ?
Très vite, les red flags apparaissent. La jeune femme n'y prête pourtant pas attention, perdue entre sa naïveté et ce qu'elle pense être de la passion. Elle subit une sexualité brutale, sans oser protester. Peut-être est-ce normal. La consommation de joints explose. Lors de soirées, elle remarque que son mec ignore les autres femmes, ne parlant qu'aux hommes. Elle surprend des propos teintés de misogynie et de racisme dans la bouche de son compagnon. Lorsqu'elle décroche son diplôme alors que lui échoue malgré de nombreuses mises en garde des enseignants, il martèle qu'il est victime d'une injustice et de discrimination.
Pourtant, elle continue d'ignorer ces signaux. Lentement, les mécanismes de l'isolement et de la domination s'installent. Au début de l'an deux mille, l'irruption d'internet dans leur foyer apporte un combustible inépuisable à la frustration de son amant. Chaque échec trouve son explication dans la persécution que subissent les hommes blancs, au profit des femmes, des juifs, des étrangers... Il se gave de contenus virilistes. Il idolâtre Alain Soral et il se persuade de la véracité de ses thèses masculinistes et extrémistes. Sa radicalisation politique s'accompagne d'un lent naufrage de la sphère intime du couple. Carole s'enferme dans un mélange de déni, de loyauté mal placée, de honte et de souffrance.
Ce récit coup-de-poing raconte avec beaucoup de subtilité ce glissement vers l'extrémisme, mais aussi ses effets terrifiants sur les proches. D'une violence subie à tous les niveaux, autant sexuels qu'émotionnels, l'autrice opte pour une représentation métaphorique. Son livre se révèle fascinant. Son graphisme faussement simpliste va à l'essentiel. Le trait noir souligne l'émotion brute tandis que les couleurs, essentiellement le vert et le rouge, traduisent la dualité grandissante entre les protagonistes. Le recours aux formes abstraites et organiques permet de représenter l'innommable sans jamais le montrer frontalement. C'est à ce prix que l'artiste a pu surmonter le dégout que lui inspirent les événements narrés dans ce roman graphique.
En territoire ennemi décrit la dérive politique et intime d'un couple, rythmée par le bruit des bottes d'une pensée masculiniste d'extrême-droite. Il expose le calvaire vécu par ceux qui assistent, impuissants, à la contamination de la sphère privée par une idéologie mortifère. En creux, il dénonce la complaisance face à certains discours réactionnaires qui fleurissent dans les médias. Avec cette bande dessinée, Carole Lobel (qui est en fait le pseudonyme d'une autrice déjà bien connue) signe indiscutablement un album important et interpelant.
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