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aith a seize ans quand elle croise le chemin de la fortunée « Madam’ » Victoria. Celle-ci propose bien vite à la jeune fille de l’aider à gagner l’Europe pour y mener une meilleure existence. Pleine de rêves, Faith accepte et se soumet à une cérémonie la liant à sa protectrice. Confiée à un « boga* », puis à un autre, elle suit la route des migrants, traversant l’Afrique et la Méditerranée. Et elle se retrouve à Nantes, sur le trottoir, à vendre son corps pour quelques dizaines d’euros...
La BD-reportage est un exercice complexe, qui tend fréquemment vers un récit certes intéressant mais auquel il manque parfois le zeste d’âme supplémentaire propre à le rendre touchant. Le silence du juju évite cet écueil, grâce aux talents conjugués d’Armandine Penna et de Diane Morel. Journaliste, tournée vers les groupes en marge de la société, la première a puisé dans ses rencontres avec Faith et d’autres Nigérianes propulsées dans la prostitution pour raconter leurs parcours similaires et douloureux. Sensible aux thématiques migratoires et ayant illustré plusieurs ouvrages pour la jeunesse, la seconde a trouvé dans cette histoire un terreau propice pour ses pinceaux.
La partition livrée par le duo d’autrices est sans fausse note. Habilement et richement mis en images, le propos se révèle poignant, puissant, captivant. Partant du bitume d’un quartier mal famé nantais, il revient en arrière et présente Faith dans son environnement familial, à Bénin-City. Le lecteur découvre une adolescente innocente, pleine de vie et d’espoirs ; celle-ci apparaît à la fois rêveuse et vaguement consciente du fait que partir induira de payer un prix conséquent passant par la mise à contribution de son corps, mais sans en prendre la mesure ni même imaginer la réalité sordide qui l’attend. Par la suite, rite vaudou scellant la soumission de la jeune fille, trajet périlleux à la merci de passeurs peu scrupuleux, viol, arrivée dans un pays inconnu et (in)différent, oripeaux de travailleuses du sexe, passes qui s’enchaînent, s’égrènent comme autant d’étapes aboutissant à une perte de soi, une fragmentation intérieure. En contrepoint de cette descente vers l’Enfer, il est aussi question de solidarité et de sororité. Il y a d’abord le partage du sort entre migrantes néophytes, puis les petits points lumineux de nouveaux horizons – une ancienne prostituée qui s’en est sortie, le refuge dans la spiritualité, l'écoute attentive d'une assistante sociale. Mais surtout, le sujet est magnifiquement porté par le graphisme de Diane Morel. Les couleurs, chaleureuses, accrochent le regard, tandis que le trait semi-réaliste parvient sans peine à insuffler vie et âme à la principale protagoniste, ainsi qu’aux autres personnages. L’originalité dans la composition de certaines planches s’avère éloquente et particulièrement frappante. Enfin, les visages expressifs restituent bien le maelstrom des émotions.
Abordant un sujet grave et dur, Le silence du juju. Itinéraire d’une Nigériane de la prostitution à l’émancipation est un album fort, émouvant, qui ne peut laisser indifférent. Il met aussi en avant deux autrices engagées et à suivre.
*Nom donné aux passeurs. Beaucoup abusent des femmes qui s’en remettent à eux lors du trajet.
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