V
ictor grimpe péniblement les sentiers d’une montagne. Rendu au sommet, il dispersera les cendres d’un géniteur dont il garde peu de souvenirs. Le rejeton ne respire visiblement pas la santé. Pour comprendre son mal-être, il faut se plonger dans son enfance avec un père absent, trop occupé à boire, se droguer et courir après tout ce qui porte une jupe. Ivre, l'insouciant cause un accident de voiture où une femme et ses enfants perdent la vie ; il déserte alors le foyer familial, puis, fauché, vit dans la rue.
Dans Sous la surface, deuxième volet du Lait paternel, Uli Oesterle propose une narration en deux temps. Celle des déconvenues du clochard s’inscrit dans les années 1970, alors que l’expédition à la campagne se déroule au début du XXIe siècle. Le fils connaît peu son paternel, mais les traces de la famille dysfonctionnelle dans laquelle il a vécu paraissent indélébiles. Tout indique que ses gamins grandiront également dans un milieu malsain, comme si le malaise devait se transmettre d’une génération à l’autre.
Dans ce récit en partie autobiographique, le scénariste pose un regard humain, presque tendre, sur cet homme qu’il n’arrive pas à dépeindre comme fondamentalement mauvais. Sans l’excuser, il démontre qu'une forme de rédemption est envisageable. Se pardonner à soi est possible, surtout en suivant les conseils pleins de sagesse offerts par les poivrots croisés à la soupe populaire. Il ne sera peut-être pas aussi facile d’obtenir l’absolution des personnes blessées, physiquement et psychiquement. Et que dire de celle des autorités, toujours impatientes de mettre la main au collet du chauffard.
Le projet repose sur des illustrations relativement simples. Les acteurs sont partiellement dessinés sans traits de contour ; l’artiste a souvent recours aux gris et aux ombres, qu’il maîtrise très bien, pour délimiter les personnages et les objets. Les décors apparaissent pour leur part sommaires, voire inexistants.
La couleur se montre rare, quoique toujours significative. Les chapitres racontant la vie du protagoniste sont en noir et blanc, ceux du fils sont teintés de mauve. Le vert fait quelques apparitions fantomatiques, alors que l’orange, réservé à l’accident, ne se signale qu’à quelques reprises. Un peu comme si l’auteur voulait rappeler que, même s’il l’évoque timidement dans ce tome, il n’en a pas fini avec l’événement qui a précipité la déchéance du héros. Toutes les teintes se mélangent dans une conclusion où le dessinateur suggère qu’un réel repentir n’est possible que si l’alcoolique confronte tous ses démons. En cela, les deux derniers volets de la série s’annoncent fascinants.
Une histoire noire, touchante, bouleversante.
Le second tome nous montre comment Rufus va tenter de se reconstruire. Toujours officiellement recherché par la police malgré une enquête qui piétine, il a coupé tous les ponts avec son entourage et ses connaissances, se fait désormais appeler Roland Herzig et fréquente les soupes populaires. En quête de rédemption, comment pourra-t-il « ramasser les morceaux » et se sortir de cette situation en échappant au jugement des tribunaux ? Pour l’ancien flambeur, tourmenté par la culpabilité et des crises d’angoisse de plus en plus fréquentes, l’horizon est décidément bien sombre…Sa seule planche de salut réside dans sa relation avec Bernie, un ancien architecte ruiné par son goût immodéré pour les prostituées et reconverti en bénévole dans un foyer de sans-abris. Celui-ci s’est mué en une sorte de sage à l’énergie positive, dont la vocation est d’aider les nécessiteux sans rien attendre en retour.
En parallèle de ce récit, on retrouve Victor qui, après avoir revu son père à l’hôpital juste avant qu’il ne décède, s’est lancé dans une randonnée alpine avec sa femme et son fils. Son objectif : disperser les cendres du paternel. Victor, qui tente difficilement de se mettre à l’eau comme Rufus trente ans avant lui, compte sur cette expérience vers les hauteurs pour terrasser ses propres démons. On relèvera l’utilisation astucieuse d’Uli Oesterle d’un procédé de synchronicité narrative, de la page 112 à 121 : dans un musée de Munich, Rufus est assis en face (totalement par hasard, car il n’aime pas la peinture) du « Voyageur contemplant une mer de nuages », célèbre tableau de Caspar David Friedrich ; la séquence suivante montre Victor en train de vider le contenu de l’urne funéraire au sommet d’une montagne. Sans doute le plus beau passage et le plus chargé de sens de ce deuxième volet.
Graphiquement parlant, Uli Oesterle possède un trait très stylé qui attire l’œil — et c’est d’abord ce qui m’a séduit en feuilletant le livre. Les a-plats de noir donnent un beau rendu dans les ambiances, judicieusement additionné d’une bichromie différente pour les deux fils narratifs, beige pour le père, mauve pour le fils. La seule autre couleur est l’orange pour la Coccinelle, élément-clé du récit. De même, la mise en page est équilibrée, associé à un sens du cadrage accompli.
On peut supposer que l’ouvrage aura été bénéfique et apaisant pour son auteur, qui s’est efforcé de présenter le père de la façon la plus objective possible, sans rien édulcorer mais sans haine non plus, comme s’il lui avait pardonné, en regard des troubles cérébraux dont il souffrait. D’ailleurs, il semble presque moins indulgent avec son double, Victor, apparaissant souvent comme irascible sous l’emprise de l’alcool.
Les deux premiers tomes de ce « Lait paternel » constituent un excellent moment de lecture. Cette future trilogie, dont on attend avec impatience le troisième tome, mérite véritablement que l’on s’y attarde. Le dessin comme la narration, parfaitement maîtrisées, sont conjuguées avec brio par un auteur qui nous livre ici avec une grande sincérité un récit intime et puissant. Une œuvre fortement recommandée !
J'ai adoré....
Les personnages et leur traits de caractère, les dessins, l'histoire qui m'a littéralement transporté...
Le tome 2 est une réussite
Beaucoup de maîtrise...
Je lis très régulièrement des BD, pour lesquelles je n'ai pas toujours l'envie ni le temps d'écrire un avis. Mais je crois que cette série mérite que l'on s'y attarde.
Pourtant, elle ne m'a pas happé instantanément. Elle n'est pas particulièrement innovante. La moralité de certains personnages choque, même si leur psychologie est très fouillée...
Au début de la série, j'ai même un peu peiné à entrer dans cette représentation stéréotypée des années 70, esquissée par Uli Oesterle.
Pourtant, l'esthétisme du livre est attrayant. Les yeux familiers reconnaitront le trait expressif du papa d'Hector Umbra, quoique devenu plus discret, ombragé, géométrique, à l'image des graphismes d'Alexandre Clérisse.
Les couleurs sont tout aussi réussies, établissant une codification selon les temporalités, les émotions, les points de vue... comme Riad Sattouf le faisait déjà, pour distinguer les différents lieux de son récit dans l'AduF ou les personnages dans Jeune acteur.
De plus, le scénario se révèle être palpitant, avec un récit double, jonglant entre un père décadent et son fils devenu adulte. Il y a des thèmes forts : relations humaines, inégalités de genre, addiction à l'alcool, au sexe... D'une grande intensité.
L'histoire est traitée avec élégance, Uli Oesterle ayant assimilé tous les codes de la BD, moderne ou ancienne.
On y retrouve la profonde noirceur d'un Larcenet, avec ses clochards et autres pousseurs de caddies...
Comme savait le faire Charlier auparavant, le rythme est frénétique, haletant... à la différence qu'il y a aussi une part de réel, très "nouvelle vague", et un investissement particulier de l'auteur pour son œuvre...
Surtout, le tome 2 surpasse le 1... Je n'aurai pas vu le temps passer en lisant les deux albums, tellement je fus absorbé. Hâte de voir la suite...
Ainsi Le lait paternel, titre qui pourrait faire ricaner, est en réalité « une biographie fictive de Peter Oesterle », père d'Uli. Tel que l'indique la postface du tome 1, elle s'appuie sur des « anecdotes librement inventées – mais dont chaque mot est empreint de vérité ».
...Pour raconter la vie débridée et délictueuse, pour ne pas dire criminelle, d'un père absent.