L
e principe de Donjon Monsters est de confier à un dessinateur extérieur le soin de mettre en image une grande histoire d’un personnage secondaire de la série Donjon ; le résultat, toujours étonnant, permet de mesurer comment une individualité s’adapte à un univers riche et cohérent comme celui de Donjon, soit qu’elle s’y fonde avec un mimétisme singulier soit au contraire, qu’elle y « plie » cet univers, qu’elle le contraigne pour l’intégrer à sa propre perception.
La contribution de Carlos Nine relève de cette dernière manière. Cet argentin, encore peu connu du grand public, est d’abord un dessinateur prodigieux qui fait l’admiration de toute la profession, mais également un auteur à part entière dont la vision particulièrement déroutante s’est exprimée de façon très représentative dans son ouvrage : le Canard qui aimait les poules.
On peut remercier les scénaristes Sfar et Trondheim d’avoir, pour l’occasion, apporté quelques modifications à leur manière habituelle afin d’offrir à Carlos Nine un scénario à sa (dé)mesure. En effet, dans cet album au titre évocateur, on se trouve loin de la veine comique de certaines histoires de la série. Ici, point d’humour potache ou de vannes qui tuent. Non. A la place on offre au lecteur ce qu’il désire : « du sang et des larmes ». Cette formule d’un personnage résume parfaitement le ton de l’histoire, celle de l’énigmatique Alexandra. Car c’est à la femme-lézard, tueuse-séductrice et véritable bombe sexuelle, ce personnage qui fascine tous les lecteurs de la série Potron-Minet, qu’est consacré l’entièreté de ce volume.
L’argument est celui-ci : un infâme scribouillard offre à Alexandra, moyennant finance, de raconter pour sa gazette l’histoire de sa vie. Le récit, écrit dans un style soigné et littéraire, qui, malgré quelques scories regrettables nous épargne le langage familier des précédents albums de la série Monsters, est déroulé en deux temps. Il narre d’abord la jeunesse peu commune de l’aventurière, comment elle perdit foi en la justice, comment elle tomba dans le crime ; la deuxième partie, beaucoup plus sombre et violente, plonge l’héroïne dans une action des plus dramatique où elle se trouve aux prises avec le redoutable Jean-Michel.
Si le dialogue se fait rare c’est pour laisser la part belle à la narration qui, placée en haut des cases, permet au graphisme de s’exprimer pleinement. Certes, le dessin de Nine en surprendra plus d’un, mais il y a fort à parier que le lecteur sera rapidement conquis par l’extraordinaire force qu’il dégage, par la fluidité de sa mise en page, mais aussi par la grâce qu’il donne à son héroïne. Sans qu’on puisse parler explicitement d’érotisme, tout le récit en revanche est « érotisé » par Nine car ici, dans les personnages comme dans le décor, tout revêt une dimension éminemment sexuelle. Chez lui une tourelle ou un pilier a toujours quelque chose de phallique … Enfin, son style fortement hachuré, ici soutenu par des aplats noirs, renforce le caractère quelque peu cauchemardesque de la deuxième partie de l’ouvrage.
Les couleurs réalisées exceptionnellement par le dessinateur lui-même donnent au récit une ambiance originale qui prolonge par ses partis pris esthétiques la violence qui émane de l’album.
Assurément Crève-cœur est un des meilleurs Donjon tant par la qualité de son scénario que par celle de sa mise en image, qui prouve encore, s’il en était besoin, la formidable ouverture de cet univers qui sait s’adapter aux personnalités les plus originales.
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