« En fait, la règle absolue que je m’imposai fut de renoncer à toute obstination. »
Bel appartement, cigare, complet trois-pièces, Monsieur présente tous les attributs d’un bourgeois. Invité par une Académie des sciences composée de vieilles barbes, il témoigne de sa transformation. Cinq ans auparavant, il était un gorille. Capturé par des braconniers, il prend la mer en direction de Hambourg. D’abord dans une boîte étroite, puis dans une cage. Devenu la coqueluche des marins il apprend les rudiments de l’humanité : fumer la pipe et boire du rhum. Arrivé en Allemagne, deux possibilités s’offrent à lui : le zoo ou le music-hall. Il choisit le second. C’est le point de départ de son ascension.
La conférence est adapté de Rapport pour une Académie, un livre de Franz Kafka publié en 1917. Il est assez probable que cet écrit ait été inspiré par la théorie de l’évolution de Charles Darwin. Un siècle plus tard, Mahi Grand se l’approprie pour réaliser un album décrivant un parcours migratoire. Pour s’intégrer dans sa nouvelle société, le protagoniste tourne le dos à sa culture et à son identité, puis fait exactement ce qui est attendu de lui. La manœuvre lui réussit d’ailleurs plutôt bien. Certes, il est parfois nostalgique, comme le révèlent les masques africains ornant les murs de son logis ou encore son amante chimpanzé, mais dans l’ensemble le rêve occidental tient ses promesses, à condition d’accepter de se fondre dans la masse.
Il est du reste fascinant d’être dans la tête du primate, d’entendre ses peurs et ses réflexions. Parue peu après La Métamorphose, la nouvelle aborde sensiblement les mêmes questions, notamment l’aliénation, la différence, la solidarité et la solitude.
Le récit adopte la forme d’un long monologue. Cette stratégie narrative pourrait s’avérer austère. Le quadrumane a toutefois du charisme ; en bon pédagogue, il ponctue son allocution d’anecdotes pour alléger le propos, lequel demeure alors accessible, même s’il soulève de nombreux enjeux sociaux.
Le très agréable dessin caricatural est porté par un trait cendré rappelant par moments celui de Christophe Blain. Le personnage reste expressif, particulièrement son regard à travers lequel se lit tout le spectre des émotions. Les cases, souvent volumineuses, permettent aux illustrations de s’exprimer ; leur format, sans cadre et aux angles arrondis, contraste par ailleurs avec l’omniprésence des barreaux (et l’animal n'est pas seul à se trouver derrière les barres de fer). Enfin, mention à la jolie colorisation, généralement pastel pour les segments dans la salle de conférence, mais vives lorsque l’artiste illustre la jungle et les pistes de cirque.
Plus de cent ans après sa publication, le texte de Kafka affirme son actualité et se prête à de multiples lectures ; le bédéiste le remet au goût du jour avec autorité et offre à ses lecteurs une des belles surprises de la rentrée hivernale.
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