A
bel est un paysan qui ne s'est jamais aventuré au-delà de son village. En bonhomme solitaire, le vieillard nourrit sa triste existence à travers des rêves de lointains horizons. Midi et soir, après le labeur, il feuillette inlassablement les mêmes guides touristiques en avalant un bout de saucisson posé sur un quignon de pain. Mais, nom de dieu, à son âge et sans le sou, comment pourrait-il s'y prendre pour concrétiser ses désirs de voyage ?
«J'aime les paysans. Ils ne sont pas assez intelligents pour raisonner de travers.» - Montesquieu
Souvenez-vous, en 2014, Sivan et Bruno Duhamel publiaient eux-mêmes sous un label indépendant, un one shot intitulé Le voyage d'Abel, tiré seulement à un millier d'exemplaires. Une bande dessinée immédiatement saluée et récompensée à juste titre par le BDGest'Art du meilleur premier album. Quelques années plus tard, bénéficiant de l'appui et la renommée de l'un de ses deux auteurs, l'ouvrage est réédité pour profiter d'une lumière plus intense chez Grand Angle.
Toujours dissimulée sous le pseudonyme d'«Isabelle Sivan», Lisa Belvent épluche un thème délaissé et ignoré par beaucoup, mais néanmoins réel et douloureux, celui de la solitude et de l'ennui en milieu rural. Pour attendrir le lecteur, nul besoin d'exagérer le sujet ou d'aller chercher bien loin, les cobayes étant regrettablement innombrables. Le personnage choisi est un pépère fatigué par une vie entière consacrée au travail et rongé par une routine quotidienne devenue insupportable. Présenté comme sympathique et émouvant quand il s'agit de saluer l'épicière, le cul-terreux, l'aïeul, appelez-le comme bon vous semblera, devient subitement taciturne et colérique envers les conscrits de son patelin ou même vis-à-vis de son vieux chien. Grâce à une description minutieuse des journées passées dans sa ferme, dans les champs avec ses troupeaux ou encore dans ses relations avec son maigre voisinage, l'autrice réussit à faire remarquablement prendre conscience du drame somme toute inévitable qui se joue, lentement et dans l'indifférence presque générale.
Difficile d'ignorer les similitudes avec Carmen Cru, la plus célèbre et antipathique petite vieille de la bande dessinée, créée par Lelong. Ces ressemblances ne se limitent pas aux caractères bien trempés de ces deux personnes âgées, Bruno Duhamel imposant un trait précis dans tous ce qui concerne les décors champêtres, les matériels et bâtiments agricoles. Avec cela, il opère l'équivalent d'un contraste appuyé en ajoutant des personnages forts en gueule, pourvus de trombines et de dégaines très caricaturales. L'apposition de couleurs bleues, grises, noires et blanches apporte une dimension supplémentaire à la tragédie.
Chronique d'une vie poignante, pleine de tendresse et de poésie, chacun se souviendra d'avoir, dans son entourage, connu, admiré et aimé un «Abel».
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