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ébut 1950, Jean Malaurie procède à des mesures géocryologiques pour le compte du CNRS, dans les montagnes volcaniques du Tahat au Sahara. Au cours du mois de février, il reçoit un télégramme d’un diplomate français séjournant à Copenhague : les autorités danoises répondent favorablement à sa demande en lui accordant le droit de séjourner au comptoir de Thulé, le territoire habité le plus septentrional de la Terre. Afin de protéger les Esquimaux polaires, ce lieu est strictement fermé à tout Occidental. L’explorateur bénéficie là d'une chance exceptionnelle. Il engage ses propres économies et répond à l’appel, n’attendant pas que les crédits administratifs lui soient octroyés.
Depuis 1948, le chercheur a réalisé trente et une missions arctiques visant à cartographier le Groenland nord occidental, à mener des études géomorphologiques, paléoclimatiques, socio-économiques et ethnographiques dans l’Arctique central et oriental canadien, au Nouveau-Québec, sur les littoraux du détroit de Béring et en Sibérie orientale. Une carrière moult fois récompensée dans le microcosme des sciences et au-delà, puisqu’en juillet 2007, le professeur émérite a été nommé ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO, en reconnaissance de son engagement en faveur des questions environnementales ainsi que de la sauvegarde des cultures et du savoir des peuples du Grand Nord. Humaniste donc, mais également cinéaste, écrivain puis directeur-fondateur de la collection Terre Humaine aux éditions Plon. Il eut le privilège d’éditer l’inoubliable Tristes Tropiques, de Claude-Levi Strauss. Et il inaugura, lui-même, le catalogue avec Les Derniers Rois de Thulé, faisant l’objet de la présente adaptation par le scénariste Makyo (Je suis Cathare, Le Kabbaliste de Prague, Balade au Bout du monde).
La transposition du récit prend l’allure d’un carnet de voyage où le personnage principal extériorise ses difficultés. Il laisse alors une part prépondérante aux récitatifs, bien écrits et pas trop lourds nonobstant la longueur des mots en Inuktitut et la technicité de la discipline géologique. La narration retranscrit subtilement la dureté esquimaude. Un mode de vie sobre et soumis aux aléas climatiques extrêmes. Le livre est découpé en trois parties, le départ euphorique, le rejet de l’Européen puis la naissance d’un lien indéfectible à travers une aventure commune dont le point culminant est atteint la nuit du 29 mai 1951, durant laquelle l’argonaute et l’Inuit Kutsikitsoq deviennent les premiers hommes à poser le pied au pôle géomagnétique nord.
Ces séquences sont orchestrées à l’aquarelle par Frédéric Bihel (Africa Dreams, L’Or) dont le coup de pinceau est mis en valeur à l’entame de l’album à l’aide de tons chauds et, en clôture, via une gamme chromatique épurée et glaciale. À l’inverse, pendant tout le deuxième acte, le peintre utilise cette technique à contre-emploi. Il assombrit ses planches, laissant peu de place au blanc du papier et perdant, par là même, l’effet de luminosité. L’artiste accompagne en ce sens la progression de l’histoire. Lorsque la tribu est hostile au savant, les cases sont obscurcies. La banquise est grisâtre et les paysages cendreux. Un rendu obtenu par des ombres apposées au crayon noir charbonneux sur la couche de peinture. Puis, au moment où l’expédition bénéficie d’un nouvel élan, les contrastes réapparaissent. L’absence de couleur éclaire les pages répondant à la découverte de lieux inexplorés.
Un soin particulier a été apporté à la conception de l’ouvrage, le scientifique ayant été associé à sa réalisation. Sous forme de courts paragraphes illustrés de croquis, il explique la domination de notre civilisation sur les populations primitives. Quelques phrases poignantes qui résument une vie de combats.
Éclairante, cette bande-dessinée de niche vous saisira de froid et d’humanité.
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